Qu’est-ce que le design de services ?
Quand on parle de « design », on pense en général à un objet. Le design est à la fois l’acte de penser un objet, et l’acte de le concevoir, avec un objectif : non pas faire de cet objet quelque chose de simplement innovant, ou beau, mais quelque chose qui aide à habiter le monde. La fourchette m’aide à piquer ma viande, la signalétique m’aide à trouver mon chemin… De la même façon, le design de service, qui est un design de l’immatériel, permet de penser et façonner une prestation qui va modifier le quotidien de l’usager, et avoir un impact sur son expérience.
Accor, Saint Gobain ou encore Danone ont fait appel à vous. À quel genre de problématiques la recherche par le design a-t-elle permis de répondre ?
Je vous donne un exemple : il y a eu récemment un appel d’offres pour la concession de la restauration à la Tour Eiffel. Une entreprise de facility management nous a contactés avant d’y répondre, pour élaborer une offre complète : elle ne voulait pas seulement proposer d’installer tel restaurant à tel endroit, mais inscrire la restauration dans l’expérience globale du visiteur de la Tour Eiffel. Si l’on se place du côté du visiteur, en effet, il est impossible de séparer son expérience de la file d’attente ou de la restauration de son expérience de la Tour Eiffel ! Il en est de même d’une entreprise : l’expérience de l’accueil, de la cantine, de la propreté ou de la qualité du café sont indissociables, pour l’usager, de son expérience globale de l’entreprise. Ce sont typiquement des questions sur lesquelles travaillent les designers de services.
Quelles sont les méthodes de travail des designers de services ?
Souvent, nous débutons par une phase de recherche qui consiste à observer et interroger les parties prenantes pour poser des constats. Cette étape permet de soulever beaucoup de questions et souvent de changer de point de vue sur la problématique initiale. Comment se déroule le service aujourd’hui ? Quelles sont les attentes des parties prenantes ? Quelles sont les opportunités ratées ? Ensuite, on lance la phase d’innovation : on commence à imaginer et tester des solutions tangibles pour faire évoluer le service. Chaque test apporte des retours qui font évoluer la problématique. On débute par de grandes questions, sociologiques, psychologiques, métaphysiques, pour revenir à des réponses tout à fait concrètes.
À quoi sert une étude par le design ?
Elle permet d’abord de comprendre l’expérience de l’usager, et surtout le ressenti qu’il a de cette expérience. Ce sentiment n’a rien de rationnel, il faut convoquer toutes les sciences humaines pour commencer à le comprendre. Ce que chacun perçoit de son expérience est orienté par ses motivations, sa culture, ses attentes, ses biais psychologiques… Le design met en oeuvre des méthodes qui permettent de comprendre à la fois pourquoi l’usager agit tel qu’il le fait, mais aussi d’interroger ce qui pèse sur son jugement. Ainsi, cette discipline permet d’élaborer une offre de services qui correspond à la demande : celle annoncée par l’usager, mais aussi celle qui n’est pas clairement formulée, voire inconsciente.
Prenons l’exemple de l’accueil. Comment aborder ce service par la méthode du design ?
Il faut partir de l’usager final. Ici, il est celui qui rentre dans chaque jour, celui qui s’y rend pour un rendez-vous, mais aussi le livreur qui vient déposer un colis ! Commencez par passer une journée assis dans le lobby pour regarder ce qui s’y passe : vous verrez que c’est également un lieu de conversation entre les collaborateurs, d’échanges… En convoquant la sociologie, on comprend que l’accueil est une interaction sociale qui a pour vocation de créer le sentiment d’être le bienvenu, mais aussi d’être un peu chez soi, d’être reconnu. Une fois que l’on a compris cela, il paraît évident que la pièce dédiée ne doit pas servir uniquement à mettre en valeur l’entreprise. L’accueil, ce n’est pas seulement montrer qui je suis, c’est aussi donner à mon visiteur le sentiment d’avoir sa place ici. Bien réfléchir à cet endroit et au service qui y est rendu, c’est programmer de meilleures interactions entre les gens.
On comprend ainsi que les services rendus par les métiers du FM vont au-delà de leurs missions premières…
Bien sûr. Si l’on pense que la femme de ménage n’est là que pour passer le balai, on ne réfléchit pas à la valeur qu’elle apporte à l’entreprise. Englué dans une logique « commodity » (c’est-à-dire une relation client-fournisseur dominée par la transaction), la seule question devient celle du coût de la prestation « passer le balai ». Il n’y a aucun enrichissement mutuel, aucune création de valeur. D’ailleurs, la plupart des entreprises demandent que le ménage soit fait en dehors des heures de bureau. On cache le ménage : pourquoi ? En tant que designer, ce serait passionnant de travailler sur cette question !
Changer d’optique commencerait donc par cesser de se focaliser sur l’acte technique, pour se recentrer sur le sens ?
Exactement. Dites à la femme de ménage qu’il faut passer le balai tous les jours et la serpillière le vendredi : c’est ce qu’elle fera. S’il pleut le mardi et que les couloirs sont pleins de boue, ça sera le problème du donneur d’ordres ! Dites à la femme de ménage qu’il faut que l’usager trouve les bureaux propres : cela change les perspectives, enrichit la qualité du service rendu, redonne de l’autonomie à l’oeuvrant… et la serpillière sera passée le jour où il pleut, même si ce n’était pas prévu au planning ! Il faut remettre l’humain au coeur du processus. Aujourd’hui, si les couloirs sont sales, les usagers se plaignent au service de l’environnement de travail, qui se plaint auprès de son prestataire, qui se plaint auprès de la femme de ménage : ce n’est satisfaisant pour personne. Que donnerait une relation directe entre l’usager et l’oeuvrant, si on lui donnait les moyens de s’établir ? Ce sont des sujets que le design de services pourrait questionner.
Comment réinventer ces métiers ?
L’enjeu est dans un premier temps de changer de regard sur les métiers du facility management, pour réhumaniser des services qui sont devenus complètement techniques. C’est terrible de se dire que la plupart des entreprises réfléchissent à la notion de bien-être au travail sans impliquer ceux qui gèrent leurs locaux ! Il est nécessaire de donner aux oeuvrants un sentiment de fierté, d’appartenance, de responsabilité. Pour cela, il faut partager ce que l’on veut accomplir tous ensemble, retrouver la confiance, et sortir d’une logique utilitariste. Si ce n’est par conviction, ou par humanisme, au moins tout simplement parce que cette logique ne crée de valeur pour personne. Qu’est ce qui rend l’hôte d’accueil fier de son travail ? Qu’estce qui apporte à l’agent d’entretien, de maintenance ou de sécurité le sentiment de satisfaction d’une journée accomplie ? Commencer par se dire que cette personne est là pour que l’usager ait une expérience plaisante change déjà les perspectives, et permet d’enrichir tout le monde.
Est-ce plutôt à l’entreprise ou à son prestataire FM de lancer une étude par le design ?
Les deux peuvent en être à l’origine. Mais l’idéal reste qu’ils la lancent ensemble, dans une logique de co-construction de leur relation, au service de l’entreprise et des bénéficiaires finaux de leurs services.
Ingénieur formé à l’École des Mines (Mines Paris Tech), Julien Pascual a travaillé pendant vingt ans sur des problématiques de recherche et d’innovation (chez IBM, Elis, HRAccess…) avant de se former au design de services. Co-fondateur de l’agence d’innovation parle design Blue Fish Strategy, il mène aujourd’hui des études pour de grandes entreprises (Accor, Natixis, Saint Gobain…). Il intervient également comme formateur à la Web School Factory, à l’École de Commerce de la Défense, et à Centrale Sup Elec, à Paris.
http://bluefishstrategy.com