La restauration d’entreprise, longtemps incarnée par la « cantine » bon marché ou le traditionnel RIE connaît aujourd’hui un véritable bouleversement de ses codes. Au menu : de nouveaux modèles, des offres digitales, mais aussi plus de qualité et de choix dans l’assiette.

Révolu le temps du steak-frites servi au self sur un plateau avant de retrouver ses collègues au milieu du restaurant d’entreprise ? Ce schéma, bien connu des salariés, est aujourd’hui mis à mal. En cause, une carte pas toujours au goût du jour, des évolutions des modes de travail mais aussi de consommation, et surtout, un modèle jugé onéreux. « Le coût de ce type de restauration est très élevé pour les entreprises », confirme Cyril Dugue, dirigeant de Convergence. Sans compter l’espace que cela requiert à un moment où la tendance est depuis plusieurs années à la réduction des mètres carrés. Un phénomène qui n’est pas près de s’arrêter si l’on en croit les prévisions en matière de télétravail. « Nous avons énormément de sites équipés de cantines des leaders du marché, mais qui se rendent compte que les coûts fixes qu’elles ont aujourd’hui ne fonctionnent plus du tout avec la flexibilité et la modularité de l’espace de travail. D’une part avec le développement du télétravail, et aussi parce que sur le long terme, la notion du bureau est en train de changer », déclarait récemment à ce sujet François de Fitte, CEO de Popchef dans les colonnes du Siècle Digital. Du côté des acteurs leaders du marché justement, le constat semble partagé. « Les restaurants ont perdu pas mal de fréquentation, dû à la crise et au télétravail. Finalement la présence d’un chef traditionnel n’est plus toujours justifiée en termes de mètres carrés, de coûts, de productivité », reconnait Valérie Sansot, directrice marketing de Sodexo Entreprises.

Vers de nouveaux modèles

Si le restaurant d’entreprise traditionnel est aujourd’hui remis en cause, c’est aussi parce que l’on a vu arriver sur le marché de nouveaux modèles, plus agiles et davantage en adéquation avec les attentes du moment. « Il y avait un réel besoin de nouveaux modèles sur les moins de 300 couverts car en dessous de ce volume, les gros acteurs ne sont pas rentables », explique Cyril Dugue. Popchef, Frichti, Foodles, Déjbox, I-lunch… La foodtech ne s’y est pas trompée. Elle a su se positionner avec une offre attractive et de nouveaux formats de distribution : cantine digitale, armoires et frigos connectés, pré-commandes en ligne, bases d’approvisionnements décentralisées… Et un discours bien rodé sur la qualité des produits (voir aussi notre article Quoi de neuf dans l’assiette, page 36). « La qualité et l’offre qui peuvent être proposées par les restaurants d’entreprise ne sont plus forcément en adéquation avec les attentes des convives. Aujourd’hui les consommateurs veulent de la transparence, des produits frais, et peuvent avoir des attentes spécifiques comme par exemple le sans gluten. L’enjeu est de pouvoir plaire à tout le monde tout en prenant en compte les spécificités de chacun », ajoute Clément Bonhomme, DG et confondateur de Foodles. Ces jeunes pousses mettent en avant la diversité des plats, la fraîcheur des produits, le respect des saisons… Elles ont su capter l’air du temps et les habitudes de consommation des collaborateurs qui sont de plus en plus regardants sur ce qu’ils mangent, que ce soit dans leur vie personnelle comme professionnelle. « La demande permanente à laquelle on répond, c’est le « bien manger ». Créer un principe de cantine ultra fraîche est bien notre intention. De nouveaux standards s’imposent et nous comptons bien montrer l’exemple », avance Vincent Colonna Cesari, brand manager chez Frichti.

Résultat, la foodtech a réussi à renouveler les codes du marché et à séduire de plus en plus d’entreprises. Comme Schindler qui a profité d’un déménagement pour revoir son système de restauration (lire aussi l’encadré p. XX). D’un mode de restaurant traditionnel, « sans réelle recherche de qualité », l’entreprise est passée à un modèle de cantine digitale proposant aux salariés de pré-commander en ligne leur déjeuner parmi une proposition de plats variés. « Du bon, du frais, fait par des chefs », avance ainsi I-Lunch, le prestataire sélectionné, sur son site.

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Cuisine décentralisée

Face à ces nouveaux venus, et à une concurrence commerciale sans cesse renouvelée, les acteurs traditionnels n’ont pas pour autant dit leur dernier mot. Ils tentent de moderniser les concepts, de rendre l’offre plus attractive et compétitive sur le marché. « Nous devons nous réinventer. La crise nous pousse à être plus agile, plus rapidement », explique Valérie Sansot chez Sodexo. L’entreprise a par exemple expérimenté elle aussi la production délocalisée. « Pour les RIE où il y avait une baisse de fréquentation importante dû à la crise et au télétravail, nous avons proposé d’assurer et de concentrer la production sur un site à proximité puis de livrer sur des sites satellites. Cela permet de maximiser la production sur un seul site tout en proposant des produits frais fabriqués le jour même, à proximité », explique la responsable marketing.

Si cette solution « Enjoy » a été déployée pour répondre à l’urgence de la situation, elle pourrait bien finalement être pérennisée sur la durée. « Nous sommes tous dans l’expectative car nous ne savons pas exactement ce qu’il va se passer. Mais nous imaginons bien qu’avec le développement du télétravail, les entreprises, principalement issues du secteur tertiaire, vont revoir leurs surfaces de bureaux et donc leur empreinte immobilière. Dans ce cadre, nous réfléchissons de notre côté à réduire nos surfaces techniques en supprimant les cuisines sur place pour consacrer les mètres carrés alloués à l’expérience consommateur en créant des lieux de vie multiples, dans lesquels va s’insérer la restauration », développe Valérie Sansot. Concrètement, les produits seraient préparés en amont, dans un laboratoire, puis livrés sur site afin d’effectuer l’assemblage et la finition. L’objectif in fine ? Limiter la production et les mètres carrés sur le site de l’entreprise, répondant ainsi au problème du coût et d’espace, tout en garantissant le côté fraîcheur. L’acteur planche également sur un certain nombre d’offres, plus en phase avec les modes de vie et de travail des salariés français : click & collect, frigos connectés, ou encore livraison de repas équilibrés et cuisinés à récupérer à la sortie du bureau pour le soir… « Toutes ces offres étaient déjà testées sur quelques sites pilotes. Mais notre digitalisation s’est clairement accélérée avec la crise. Aujourd’hui, elles sont déployées de manière massive », précise Valérie Sansot.

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Mixer les concepts pour plus de diversité

Plus de qualité, plus de choix dans l’assiette, mais aussi dans le mode de restauration en lui-même ? Beaucoup envisagent d’ores et déjà des mixs de restauration classique avec des offres plus digitales, comme du click & collect ou du delivery. « Pour les sites de moins de 300 couverts, je pense que l’on va assister à l’émergence d’un modèle de restauration d’entreprise qui va être en partie dématérialisée. Puis, sur des restaurants de plus gros volumes, on verra émerger des modèles hybrides combinant des frigos connectés, de la livraison et des comptoirs animés type salade bar, food trucks, etc. », imagine Clément Bonhomme, de Foodles. « Au-delà de 400 couverts, nous pouvons totalement nous positionner en tant que solution complémentaire à une offre de restauration plus classique déjà existante sur site. Je reste convaincu qu'il y a encore de la place pour les acteurs principaux de la restauration collective, mais ce renouveau les pousse à se réinventer, à être plus agile et à bousculer les modèles traditionnels », complète Benjamin Leclercq, directeur commercial chez Popchef.

De son côté, Cyril Dugué pressent un immeuble de demain « avec plusieurs acteurs, différentes offres, différents utilisateurs, qui pourront se rendre à tel ou tel endroit selon leurs envies du moment ». « Il y aura de vraies différenciations de marques et d’offres dans un même immeuble », poursuit-il. Et l’immeuble de demain pourrait bien arriver plus vite que prévu… La Tour Trinity, à la Défense (dont l’inauguration était prévue en avril dernier), en est la parfaite illustration avec pas moins de six concepts de restauration. On y retrouve notamment un RIE « francovore », un coffee shop, un snacking asiatique, ou encore une « cantine coworking ».

Du collaborateur… au consommateur

Une multitude d’offres pour contenter toujours plus celui qu’on appelle désormais « consommateur » et non plus collaborateur. Un changement de vocabulaire dans les discours des acteurs de la restauration qui s’est opéré depuis peu. De quoi faire tomber encore un peu plus les frontières entre la vie personnelle et professionnelle. Comme dans le commerce, l’enjeu de la pause déjeuner est désormais de réussir à faire vivre une « expérience ». Valérie Sansot l’affirme : « nous avons accéléré nos solutions de restauration à distance pour nous aligner sur les critères de la restauration commerciale, en proposant une expérience plurielle pour le consommateur : livraison, click & collect, vente à emporter… ». En effet, 86 % des consommateurs seraient prêts à payer un supplément pour une expérience de meilleure qualité (source Fou de food Saguez). Alors, rien n’est laissé au hasard : décoration, espace branché, création de « lieux de vie » en lieu et place du bon vieux self, et même, service à table pour certains (voir l’encadré p.XX). « La frontière entre restauration collective et restauration commerciale devient de plus en plus poreuse donc l'expérience convive en entreprise ne doit rien avoir à envier aux restaurants classiques », précise Clément Bonhomme.

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Le digital est lui aussi devenu incontournable pour rendre l’expérience plus agréable. « Cette instantanéité créée par le digital, le fait de pouvoir commander tout ce que l’on veut en un clic est une habitude prise dans la vie personnelle, mais c’est aussi un attendu dans l’entreprise désormais », constate Franck Monsauret, responsable Uber for Business en France. Depuis son smartphone, un salarié peut désormais consulter le menu, avoir un aperçu de l’affluence au restaurant de l’entreprise, réserver un créneau horaire, pré-commander ou commander directement son déjeuner, ou encore, se faire livrer à tout moment de la journée, peu importe où il se trouve.

Nourrir les télétravailleurs

Avec l’essor du télétravail, expérimenté à grande échelle pendant le confinement, ce n’est pas seulement le lieu de travail qui se déplace, mais également le lieu de restauration. Sodexo l’a bien compris. Valérie Sansot affirme que l’entreprise entend « apporter des solutions qui permettent au salarié de se restaurer, où il veut, quand il veut. On doit aller là il se trouve ». Certains ont déjà pris un peu d’avance en la matière… Les acteurs historiques de la livraison à domicile pour particuliers ont eux aussi saisi l’enjeu d’être présents aux côtés des télétravailleurs. Mi-mars, aussitôt les annonces de confinement appliquées, Uber Eats mobilisait ses équipes « pour faciliter le télétravail », en supprimant les frais de livraison sur l’heure du déjeuner, en semaine, et ce jusqu’à fin mars. Début avril, la plateforme annonçait une extension de son offre Uber for Business à la livraison de repas pour les salariés télétravailleurs, en s’appuyant sur sa branche Uber Eats. « Les entreprises veulent désormais amener de la continuité dans le service de restauration offert aux salariés et vont par exemple leur fournir un déjeuner via notre plateforme, à raison d’une ou deux fois par semaine », explique Franck Monsauret. Car désormais, le marché de la restauration d’entreprise ne se limite pas aux quatre murs d’un siège social. « L’opérateur devra être capable demain de faire à la fois du site et du hors site », confirme Cyril Dugue. Et d’offrir la même expérience, sur le lieu de travail comme au domicile. De quoi aiguiser encore un peu plus l’appétit des nouveaux acteurs comme des historiques.

"Nous ne voulions pas forcément de cuisine sur place"

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« Nous avons saisi l’opportunité d’un déménagement d’un siège social qui a été construit dans les années 1970 pour repenser non seulement notre façon de travailler mais également de consommer. Auparavant, nous avions un mode de restauration inter-entreprise où nous recevions des entreprises extérieures. C’était un format tout à fait traditionnel, sous forme de cafétéria, en grande série, qui ne recherchait pas forcément l’aspect fin, qualitatif. Avant le déménagement, quasiment la moitié des salariés ne déjeunaient plus au RIE. Nous avons donc cherché d’autres modes de restauration pour notre nouveau siège social. Nous ne voulions plus forcément de cuisine sur place, pour des raisons de coût et d’espace notamment. On a alors opté pour I-Lunch, une cantine digitale plus conviviale. Les produits livrés sont des plats sains, dans des emballages fins. Le but, c’est d’avoir des produits frais, de saison, sans additifs, sans conservateurs… On ne veut pas de tomates en hiver ! Le tout, avec un objectif zéro déchet. Les salariés précommandent jusqu’à trois jours à l’avance sur le site et paient directement en ligne. Nous sommes ensuite livrés tous les jours, les commandes sont réceptionnées par notre FMer. Il stocke les repas dans des armoires réfrigérées et les remet ensuite aux convives quand ils se présentent. Ils peuvent ensuite s’installer dans l’espace de restauration prévu à cet effet.

Le fait de précommander peut-être vécu comme une contrainte par certains car ils n’ont pas envie de penser à ce qu’ils vont manger. Mai pour ceux-là, il y a des frigos disponibles pour y déposer leurs plats personnels. Il y a aussi la possibilité d’acheter son déjeuner sur place, grâce à un frigo proposant quelques produits en quantité limitée. Toutefois, notre objectif est de tendre vers le zéro déchet, c’est pourquoi on pousse à la pré-commande !

Nous voulons offrir une solution de restauration qui couvrira tous les besoins de la journée : cafés offerts le matin, petit-déjeuner, déjeuner, snacking et boissons chaudes toute la journée… En bref, pléthores de solutions pour manger sain et équilibré, ce qui nous manquait avant. »

"Le premier restaurant parisien servi à la place"

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« Il y a encore peu, nous n’avions pas de restauration d’entreprise et fonctionnions principalement avec des titres restaurant. Quand nous avons travaillé sur le projet de notre nouveau siège social, rue de Richelieu, situé dans le 2e arrondissement de Paris, nous nous sommes posés la question de savoir si les restaurants d’entreprise (dits restaurants sociaux) avaient encore un devenir ou bien si nous devions plutôt profiter de l’offre très généreuse de la restauration commerciale installée dans le quartier. Mais avec 30 000 m² dans notre bâtiment, une restauration collective s’imposait de fait. En revanche, nous ne voulions pas de restauration d’entreprise classique. Nous avons donc contacté des prestataires et sélectionné Exalt, filiale de Compass, qui nous a proposé d’être le premier restaurant parisien servi à la place fonctionnant comme un restaurant commercial à l’extérieur. L’idée nous a vraiment séduits. La cuisine d’envoi et les espaces de restaurant ont alors été pensés très en amont avec Exalt pour qu’ils soient adaptés à ce format et répondent aux normes des restaurants commerciaux.  Aujourd’hui, nous avons deux espaces de restauration. « Le Market », un food court avec de la restauration dite rapide, alternative, dans un espace d’inspiration « marché ». Et puis « Le Resto », restaurant principal dans lequel 250 couverts peuvent être servis en même temps en format commande digitalisée sur nos smartphones et service à la place. Il fonctionne comme un vrai « restaurant commercial », le convive est placé à une table en fonction du nombre de personnes puis, après avoir commandé en digital, un serveur vient lancer la commande de la table puis nous sert et nous dessert. Nous avons également travaillé très intensément l’offre, avec des choix engageants en termes de RSE : produits frais, cuisinés sur place, en culture bio ou raisonnée, zéro plastique, personnel travaillant en temps plein …. Et tous les jours, une offre différente ! À terme, notre souhait serait de faire rentrer des restaurants du quartier dans l’espace du Market, en résidence pour une semaine par exemple. Cela nous permettrait d’avoir une offre qui évolue en permanence, à la fois en termes de produits, de façon de mélanger l’interne/externe et de s’ouvrir à d’autres expériences. »

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