Dans votre livre « La comédie humaine du travail », vous poursuivez vos recherches en sociologie du travail sur la modernisation des entreprises et l’évolution de l’organisation du travail qui l’accompagne… Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte dans lequel s’inscrit cette démocratisation des services en entreprise ?
Le management qui est mis en place depuis une vingtaine d’années déstabilise les salariés. Il est de plus en plus fondé sur une individualisation, une personnalisation de la relation de chacun à son travail, une mise en concurrence des uns avec les autres, voire même, de chacun avec soi-même à travers les différents défis que l’on impose aux salariés. Les objectifs sont de plus en plus exigeants et psychologisants. Ils mettent en cause les ressorts mêmes de la personnalité. Tout cela crée une vulnérabilité, une fragilité des salariés que les directions des ressources humaines s’efforcent de compenser et de masquer par un environnement aux allures protectrices, voire paternalistes, autour du travail afin d’aider les collaborateurs à tenir bon dans un cadre qui devient de plus en plus difficile.
Pour se protéger d’un cadre de travail générateur de stress, voire de RPS, les entreprises mettraient donc en oeuvre des politiques de services plutôt que de repenser leurs organisations ?
Le management moderne tel que défini précédemment induit une précarité subjective. On parle de plus en plus de risques psychosociaux, de burn-out… Pour se prémunir de cela, les DRH mettent donc en effet l’accent sur le bien-être et la bienveillance et entreprennent de « cocooner » les salariés. L’entreprise prend à présent en charge tout ce qui est périphérique au travail, qui touche à la vie personnelle et privée, à la santé physique et mentale des salariés. Cela passe par exemple par des conseils diététiques, des séances de gymnastique, des massages, etc. Il s’agit là d’une prise en charge de la santé mais aussi, un moyen d’améliorer l’image de marque de l’entreprise. Car dans un contexte où il est question de RPS, de stress, de souffrance, etc. il faut absolument véhiculer des images positives vis-à-vis de l’opinion publique comme de ses salariés, afin de les fidéliser ou d’attirer de nouvelles recrues. Si le travail est trop difficile, trop exigeant, on risque de voir partir les meilleurs, les «talents».
Qu’est-ce que cela nous dit sur le rapport actuel employé/employeur ?
Il y a une sorte de méfiance profonde de la part des employeurs vis-à-vis des possibilités qu’auraient les employés à imposer leur point de vue sur le travail. Un point de vue qui défendrait leurs propres intérêts, leurs propres valeurs professionnelles, personnelles, morales ou citoyennes. Cette défiance a toujours conduit le management à chercher des modalités lui permettant d’asseoir une emprise sur les salariés de telle sorte à ce qu’ils travaillent en fonction des critères d’efficacité, de qualité et de performance décidés en dehors d’eux et en utilisant les méthodes elles aussi décidées en dehors d’eux. Aussi, pour avoir la paix sociale, les directions investissent aujourd’hui dans toutes sortes de services afin de pouvoir dire qu’elles ont à cœur le bien-être des salariés, que ce sont de bonnes entreprises, avec des valeurs, etc. Ce discours va au final dissuader le salarié d’aller contre son employeur. Il se dit qu’il ne peut pas se révolter puisqu’il est aimé de l’entreprise et chouchouté individuellement. Il s’agit bien là de séduction à l’égard des salariés qui est censée permettre de faire passer des pratiques qui pourraient être contestées.
Est-ce alors la fin du dialogue social ?
Oui si nous poursuivons dans ce registre de la narcissisation. Nous voyons bien que ce n’est pas propice à une action collective et à une prise de conscience d’intérêt commun dans l’entreprise au niveau des salariés. Le risque que j’y vois est au contraire de surdévelopper les consciences individuelles, les aspirations personnalisées… Il n’y a qu’à voir le principe des entretiens individuels, avec des objectifs individualisés et personnalisés, la mise en concurrence systématique, etc.
Finalement, est-ce que l’entreprise y gagne économiquement ?
Vous voulez dire est-ce que le management qui piétine et déstabilise est efficace au niveau de la performance économique ? Et est-ce que le management par la bienveillance ne coûte pas très cher ? Les entreprises ont conscience que piétiner les savoirs et les compétences, contraindre les salariés, les surveiller, leur faire faire du reporting quitte à leur payer ensuite des séances de méditation, n’est pas un raisonnement intelligent en termes de performance. Mais je crois que les employeurs sont absolument convaincus qu’il s’agit là d’une nécessité pour maitriser les salariés. Notamment parce que les managers français pensent qu’ils ont affaire à une population de salariés plus difficiles à gérer, à contrôler que dans d’autres pays. Il est vrai qu’en France nous avons cet héritage historique de la lutte des classes, de mai 68, avec une CGT très combative… Cela continue de hanter les esprits managériaux et les confortent dans l’idée qu’il faut avant toute chose trouver les moyens de contrôler et de pouvoir contraindre les salariés à travailler selon les méthodes considérées comme les plus efficaces et les plus rentables. Alors certes, cela coûte de l’argent à l’entreprise mais elle se sent obligée d’en passer par là pour pouvoir avoir une emprise suffisante sur les salariés en attendant que les générations Y ou Z arrivent. Les dirigeants espèrent bien qu’elles seront naturellement plus enclines à respecter les règles du jeu du travail moderne tel que le management voudrait l’imposer…