Depuis quelques années, l’immeuble coque n’est plus de mise. Les services prennent le pas sur les mètres carrés et l’ouverture sur l’extérieur, la flexibilité et les grands espaces modulables ont la cote. L’immeuble de bureau n’est plus ce qu’il était. Devenu un véritable vecteur de performance et d’attractivité pour les entreprises, il se doit de coller à leurs usages et besoins, et donc, d’évoluer en même temps qu’elles. Si auparavant, les donneurs d’ordres recherchaient principalement un nombre de mètres carrés, des plateaux vides, ou encore une localisation, les critères ont désormais bien changé. Ils sont en quête de l’immeuble qui va notamment offrir le plus de confort, une qualité de vie au travail et favoriser le bienêtre des collaborateurs afin de réussir le pari de ces dernières années : fidéliser mais aussi attirer les nouveaux salariés. Pour cela, « les directeurs immobiliers conduisent de plus en plus de projets communs avec les équipes ressources humaines. L’immobilier est d’ailleurs devenu un outil de relations, un sujet partagé entre directions RH, immobilier, innovation, IT, communication…», atteste Philippe Boyer, directeur innovation
et relations institutionnelles chez Covivio. Bertrand Jasson, directeur immobilier du groupe Orange, est bien placé pour en parler. Dans le groupe français de télécommunications, l’immobilier côtoie de près le service RH. « Nous fonctionnons en trépied : chaque projet immobilier comprend l’intervention conjointe et raisonnée de trois directions : la direction de l’immobilier, bien sûr, la direction RH, incontournable, qui effectue des projections sur le futur des métiers et des organisations, et la partie direction digitale. L’offre n’est pas complète si un des trois volets manque. »
En parallèle, dans un monde où les mutations sont rapides et où se projeter devient de plus en plus difficile, les entreprises ont besoin de flexibilité et de marges de manoeuvre. Pour exister sur le marché, elles doivent faire preuve d’agilité. Cela passe notamment par des contrats moins rigides, des engagements courts, des surfaces modulables, afin d’être en capacité de s’adapter à la situation économique en temps réel. « Elles sont également influencées (à tort ou à raison) par deux phénomènes sociétaux de fond : l’ubérisation de l’économie et le paiement à l’usage – le challenge étant que la matière de base (la « boîte ») est par définition immobile », commente Pierre Lusteau, directeur général d’Aremis.
Le coworking, cet outsider qui bouleverse les codes de l’immobilier
Et dans cette nouvelle économie, un acteur s’est imposé sur le marché : le coworking. Christelle Bastard, responsable des études transverses et prospective chez CBRE, admet que l’industrie immobilière n’a pas vu venir cet outsider. « Ils ont fait émerger une demande qui n’existait pas. D’abord, en s’adressant aux start-ups, aux TPE et aux PME, pour qui le marché de l’immobilier était devenu trop complexe, ensuite en s’orientant vers les grandes entreprises », expliquet-elle. Plutôt que de posséder des mètres carrés supplémentaires laissés vacants la plupart du temps, certaines entreprises se sont en effet tournées vers cette offre plus flexible, payant alors le juste prix selon leurs usages. En captant ce besoin de flexibilité tout en faisant naître d’autres attentes, le coworking a su apporter une réponse pertinente là où l’immobilier tertiaire traditionnel n’était pas encore au rendezvous. « WeWork a définitivement bouleversé les codes de l’immobilier, affirme Pierre Lusteau d’Aremis. Nous pouvons critiquer la fragilité du modèle autant que nous le voulons : une rupture a été opérée, et ce phénomène a créé un marché, que WeWork survive ou non ». Bertrand Jasson d’Orange confirme : « au regard de l’empreinte immobilière de notre groupe, nous évitons la prise de mètres carrés externes dans des espaces de coworking. Chez nous, l’offre se traduit plutôt par du corpoworking. Mais nous nous sommes évidemment beaucoup inspirés de ce que fait le coworking. Sur la notion de service, d’ouverture, de création de lieux où la rencontre se fait, force est de constater qu’ils ont été novateurs et inspirants. » Sur le marché immobilier, les espaces de coworking se sont clairement démarqués. Ils ont notamment permis aux entreprises de développer le « mode projet », de s’installer au coeur des grandes métropoles, de tester des espaces ouverts, de bénéficier ponctuellement de plus de mètres carrés. Quand les acteurs de l’immobilier, eux, continuaient à proposer des offres très traditionnelles. Résultat : un immobilier à deux vitesses avec d’un côté, des baux longue durée et de l’autre, un besoin criant de flexibilité pour les entreprises , qui ne devrait que s’accentuer dans les mois à venir face à la crise économique qui se dessine.
D’un bail locatif vers une prestation de service ?
Face à ces bouleversements, l’immobilier tertiaire traditionnel commence à prendre conscience qu’il ne peut plus rester figé. « Aujourd’hui, les propriétaires proposent encore des surfaces nues alors que les sociétés ont besoin d’un produit fonctionnel qui évolue avec elles et dans lequel les salariés se sentent bien. Il y a dix ans, la plupart des entreprises se confortaient dans un bail 3-6-9. Plus maintenant. Tout va plus vite. Il y a trois mois, personne n’aurait pu prédire la crise sanitaire provoquée par le coronavirus et pourtant, toutes les entreprises doivent revoir leurs prévisions. On n’aura peut-être pas un Covid tous les ans, mais à l’avenir les changements vont venir plus vite, plus souvent et il y aura de moins en moins de certitudes. La seule solution c’est d’aller chercher de la flexibilité autant que possible », assume Frank Zorn, co-fondateur de Deskeo. Alors, le marché tente de s’adapter et de se transformer. « Une transformation suffisamment importante pour que cela ne se fasse pas de façon totalement immédiate toutefois, nuance David Ernest, directeur du développement et de l’innovation chez Vinci Facilities. Les acteurs classiques de l’immobilier ont l’habitude des longs baux offrant une certaine sécurité. Ils ont du mal à passer à une logique présentant une prise de risque. » En attendant que les grands acteurs de l’immobilier opèrent leur mue, d’autres se sont engouffrés dans la brèche. C’est le cas notamment de Deskeo, qui a conçu son offre sur le besoin de flexibilité des entreprises. Il travaille main dans la main avec les propriétaires et brokers afin de proposer aux clients finaux des locations de bureaux clés en main, tout équipés, avec services à la carte et surtout, avec un engagement flexible et sans aucun investissement (achat de mobilier, travaux, décoration…). Sur leur site, la promesse est claire : « avec Deskeo, l’immobilier d’entreprise devient un service par abonnement ». La (r) évolution de l’immobilier tertiaire se met alors doucement en marche. Déjà, dans certains baux, la facturation se pratique désormais au poste de travail, et non plus aux mètres carrés. Pour Côme Pinchart, directeur commercial et marketing de Z#bre, « il faut rendre l’immobilier mobile ». L’immo as a service apparaît alors comme la réponse pour « tendre vers un immobilier fluide, qui deviendrait non plus un frein mais un moteur de croissance de l’entreprise », poursuit-il.
Un « chez soi augmenté »
Par ailleurs, la course aux services, initiée il y a quelques années, se précise. En plus du socle technique, un socle serviciel s’ajoute désormais à chaque projet immobilier pour ne former plus qu’un. « La crise que nous subissons actuellement sera très structurante pour l’immobilier, affirme Bertrand Jasson, DI d’Orange. Elle nous questionne. Pourquoi vient-on physiquement au bureau ? Que vient-on y chercher ? Un premier élément de réponse : le service et la sociabilisation. » Et sur ce sujet, l’ambition affichée par les acteurs de l’immobilier est claire : proposer une offre de services au moins aussi qualitative, si ce n’est plus, que ce que le collaborateur peut retrouver chez lui ou à l’hôtel. Si pendant un moment, l’habitat a en effet pu avoir une longueur d’avance sur les bureaux (en termes de confort, de connexion, etc.), l’immobilier tertiaire tend à renverser la balance. « Avec le projet de la tour Trinity à la Défense, nous voulons que les collaborateurs profitent ici de ce qu’ils aimeraient avoir chez eux mais qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir. Comme un « chez soi augmenté » », confiait Bruno Donjon de Saint Martin, directeur général bureaux, hôtels et projets mixtes Europe Unibail- Rodamco-Westfield, lors de la présentation du projet. Résultat, parmi les nouveaux projets immobiliers qui sortent de terre, plusieurs déjà n’ont plus grand-chose à voir avec l’immeuble de bureaux tel qu’on le connaissait il y a dix ans. Plateaux modulables, espaces de coworking intégrés, conciergerie, jardins potagers, salle de fitness, application d’immeuble, offre de restauration variée et locale… Une liste de services qui prend parfois des airs d’inventaire à la Prévert. Trinity, en plus de proposer une conciergerie 5 étoiles et un espace wellness accueillera par exemple une offre de restauration multiple, allant de la cantine décontractée au bistrot tenu par un chef misant sur les circuits courts, en passant par le coffee shop. L’immeuble Ufo, futur siège social du Bon Coin, a quant à lui été pensé pour « accueillir espaces de coworking, commerces tendances et services à la demande du locataire » (retrouvez aussi notre panorama de projets immobiliers sur la version enrichie du magazine en ligne). À terme, les donneurs d’ordres affirment qu’ils n’auront, certes, plus besoin d’autant de mètres carrés. « Mais ces mètres carrés se devront d’être extrêmement qualitatifs : plus verts, technologiques, équipés, avec, notamment, le déploiement de la 5G partout dans le bâtiment », décrit Bertrand Jasson d’Orange.
Gare à la note ?
L’utilisateur ne paiera plus alors seulement un mètre carré, mais un mètre carré « augmenté ». Un changement de vocabulaire qui n’est pas sans conséquence… « Ce sera la qualité des services qui définira le prix, de la même façon que le coût d’une nuit dans un hôtel entrée de gamme n’est pas le même que celui dans un hôtel de luxe », précise Christelle Bastard. De son côté, Pierre Lusteau alerte sur un coût souvent négligé : le pilotage. Car un immeuble suréquipé, avec une offre de services développée, aura besoin d’une couche de pilotage adaptée. « C’est très important dans ces modèles. Ce que les entreprises oublient parfois, c’est que ce type de poste demande des compétences spécifiques voire nouvelles, ainsi qu’un modèle de gouvernance adapté. Il faut avoir conscience que cela va coûter plus cher », affirme-t-il. Mais les directions des entreprises sont-elles seulement prêtes à payer la facture ? Selon l’étude « Talents, espaces et services : des stratégies évolutives pour optimiser le capital humain » menée par CBRE en 2019, « les grands comptes commençaient à valoriser les services, se disant notamment prêts à payer plus cher pour disposer d’une bonne connectivité (46 % seraient prêts à payer une prime de 10 % pour un bâtiment intelligent entièrement connecté) ainsi qu’une facilitation dans l’accès à une qualité d’aménagement plus importante (59 % seraient prêts à payer une prime de 10 % pour un espace totalement équipé assorti d’un contrat de maintenance/services), décrit Christelle Bastard. Il est difficile d’anticiper comment, dans le nouveau contexte de crise, les entreprises vont arbitrer entre économies immédiates et amélioration de leur réactivité, pour faire face aux incertitudes économiques. » La période actuelle est une sorte de temps de latence durant lequel le juste positionnement entre besoins exprimés et capacité à payer se définit. Si le ROI n’est pas encore évident pour tous, Bertrand Jasson pense que la problématique du prix va finir par s’estomper avec le temps. « Lorsque les immeubles HQE sont apparus il y a quelques années, il y avait le même discours sur l’envolée des prix. Mais les normes se sont répandues et l’équilibre s’est installé. Le coût de l’immo as a service réside en grande partie dans le digital. Ce sont évidemment de nouvelles sources de dépenses qu’il ne faut pas négliger, mais elles vont être indispensables et le marché va finir par se réguler. »
Immo as a service pour tous ?
L’immo as a service est-il alors réservé pour l’heure aux grandes entreprises qui auraient les moyens de se l’offrir ? Christelle Bastard de CBRE admet que ce modèle s’adresse davantage aux grands groupes. « La lutte pour la rétention des talents est en effet plutôt une problématique de grandes structures. Ce sont elles aussi qui ont les moyens de s’offrir des immeubles serviciels et de les exploiter au mieux. » Par ailleurs, l’immo as a service demande, pour l’apprécier totalement, une certaine culture d’entreprise, plus agile, flexible. « L’organisation doit être adaptée en amont, avoir entamé sa transformation en termes de processus et d’outils et avoir une vision claire de ses schémas directeurs, détaille Pierre Lusteau. L’immobilier est un support catalyseur de la transformation, et non son origine. À défaut, l’organisation n’actionnera pas les leviers du surcoût que ces bâtiments serviciels engendrent. Pire, on peut envisager une dégradation ou un rejet. » Mais au-delà des entreprises et des collaborateurs, l’immo as a service offre également une fenêtre sur l’extérieur et des perspectives intéressantes à l’échelle du quartier. Le bâtiment serviciel aura sans aucun doute un rôle à jouer dans la ville de demain. Les services pourront, à l’avenir, participer à l’animation locale et à la qualité de vie, non plus seulement des collaborateurs, mais aussi des habitants, comme cela est déjà le cas à certains endroits. Restauration, commerces, animations, espaces fitness… Autant de commodités proposées au quartier sur des plages horaires étendues et des ouvertures le week-end. Si le modèle de l’immo as a service se cherche encore, l’horizon, lui, est déjà plein de promesses.