© DR Gaëtan de Lavilléon
On entend parler de plus en plus de neurosciences, cognition, etc. Comment définir ces notions ?
Les neurosciences sont les disciplines qui s’attachent à comprendre le fonctionnement du cerveau humain. Les sciences cognitives, plus larges, nous permettent de comprendre les mécanismes qui nous permettent de capter et traiter des informations, mais aussi d'agir, de décider, de penser.
Les espaces ouverts se multiplient à grande vitesse dans les entreprises. Y a-t-il un danger à terme pour le cerveau ?
L’environnement de travail peut avoir des effets au niveau individuel et sur l’activité. Le risque premier va être l’augmentation des sollicitations. Des téléphones qui sonnent, des conversat ions… Cela déporte l’attention et génère une perte d’efficacité. Selon une étude publiée en 2004 par deux chercheurs de l’Université de Californie, un travailleur en espace ouvert changerait en moyenne d’activité toutes les trois minutes. D’autres études avancent que devant une application digitale, il n’y aurait pas plus de 45 secondes d’attention soutenue. À terme, cela a des conséquences sur la fatigue, sur l’humeur et pourrait engendrer un sentiment de frustration si l’on n’a pas réussi à faire tout ce que l’on voulait. Il faut aussi sensibiliser au fait qu’un espace de travail doit être propice à la concentration. Je rêve de voir des bibliothèques dans les entreprises, des endroits où concentration et silence sont sacralisés.
Quel regard portez-vous sur le flex office ?
Avec le flex office, on est à l’apogée du caractère impersonnel de l’espace puisqu’on doit pouvoir le vider en quelques minutes. Or il a été montré que le simple fait d’agencer et personnaliser son bureau va améliorer le bienêtre et l’efficacité. C’est rassurant d’avoir des points de repère et l’espace en est un. J’entends parfois dire sous couvert de neurosciences que le changement permet la plasticité cérébrale et donc est bon pour le cerveau. Le changement est bon, mais pas tous les jours. Néanmoins, le flex office peut être positif si les mètres carrés gagnés ne sont pas purement économisés mais réattribués pour avoir plus de salles de collaboration, de créativité, de récupération.
Qu’en est-il justement des salles de créativité et autres espaces collaboratifs qui se démocratisent ?
Pour les salles de créativité, je dirais que ce sont plutôt des choses qui vont dans le bon sens. Des données montrent qu’une salle avec une plus grande hauteur de plafond peut favoriser la créativité, comme le fait de sortir et de marcher dans des espaces verts. Il y a aussi des données sur la musique, des bruits blancs qui vont aider à se concentrer. Mais il faut tenir compte de la variabilité individuelle : il y a des gens qui ne vont pas réussir à se concentrer dans de tels environnements. L’idéal est d’avoir des espaces adaptés aux besoins de l’activité et personnels.
" Le cerveau nourrit des fantasmes depuis des siècles. Les neurosciences bousculent les croyances et injectent du rationnel "
Parmi les tendances récentes, on retrouve celle de la multiplication des écrans, devenus incontournables. Comment appréhender l’environnement numérique de travail ?
À ma connaissance, c’est pensé chez les acteurs financiers. Maintenant pour le reste… On ne voit pas encore les interfaces numériques comme des objets devant être pensés dans les espaces de travail, malheureusement. Je ne pourrais pas dire si avec quatre écrans, il y a un risque de burn-out au bout de six mois. C’est complexe et multifactoriel. Néanmoins, s’il y a plus de sollicitations, il y a plus d’alternance entre les tâches, donc une perte d’efficacité. Si j’ai quatre boîtes mails et quatre réseaux d’entreprise que je coupe toute la journée et n’ouvre qu’à un moment donné, ce n’est pas un problème. Mais si j’ai un écran dédié aux mails avec des sollicitations permanentes alors que mon activité ne le nécessite pas forcément, ça peut devenir problématique et s’accentuer s’il y a une culture managériale médiocre, une pression accrue, ou si je fais l’erreur de regarder mes mails avant de me coucher.
Y a-t-il des facteurs cachés qui influencent notre cognition ?
Notre cerveau a été modelé avec le soleil qui se lève, se couche, et une variation de l’intensité lumineuse. Des espaces avec une lumière artificielle toute la journée ne sont pas écologiques pour les salariés et ont des conséquences sur le sommeil, et donc sur la concentration et la vigilance. À défaut, une étude publiée en 2008 a mis en évidence que des lumières artificielles enrichies en lumière bleue, plus proche de la lumière naturelle, permettraient d’accroître la vigilance, les performances et la qualité du sommeil. De la même manière, la présence de plantes améliore aussi le bien-être. Ce sont des messages de bon sens que les données scientifiques appuient. Il y a aussi la question de l’espace vital qu’il faut préserver.
Les besoins du cerveau sont-ils suffisamment pris en compte aujourd’hui dans l’élaboration de l’environnement de travail ?
On va vers du mieux, notamment les grands groupes qui sont assez en pointe sur ces sujets. Il y a une tendance à adapter les espaces. Je crois qu’il y a eu une prise de conscience avec les open spaces : il ne suffit pas d’abattre les cloisons pour avoir plus de collaboration. Une étude menée à Harvard [publiée en 2018 par deux universitaires de la Harvard Business School, ndlr] a montré qu’il y avait une diminution des interactions face-à-face quand on passait à un open space, et une augmentation des mails envoyés sur le même plateau. Il y a des acteurs qui essaient d’aller dans le bon sens. Mais quand on se déplace en régions ou dans des petites structures, on voit que ce n’est pas partout la norme. Beaucoup de projets immobiliers avec des open spaces ou du flex office sont encore dans une optique uniquement immobilière et non centrée sur l’individu.
Cela explique-t-il l’intérêt actuel pour les neurosciences au sein des entreprises ?
Le cerveau nourrit des fantasmes depuis des siècles. Les neurosciences bousculent les croyances et injectent du rationnel. Je pense qu’aujourd’hui il y a la tentation de penser qu’on va régler beaucoup de problèmes grâce à ces disciplines. On parle par exemple de « neuroleadership » pour devenir un meilleur manager. Le risque, c’est la désillusion. Se dire au bout de six mois qu’il ne s’est pas passé grand-chose alors qu’on croyait tout changer avec les neurosciences.