picture Workplace Magazine n°283
© M Moser associates
Le flex office a le vent en poupe. Bien plus qu’une simple mode d’organisation, il semble devoir s’inscrire durablement dans les choix d’agencement des espaces de travail. La généralisation des postes non attribués n’est pourtant pas sans risques. Pour être menée sans heurts, elle exige des entreprises une forte implication pour anticiper et répondre aux besoins des collaborateurs.

Encore largement minoritaire dans l’organisation des espaces de travail – 14 % des actifs français selon le dernier baromètre Actineo –, le flex office gagne chaque jour du terrain. Du point de vue de l’entreprise, les bureaux non attribués ne présentent, de prime abord, que des avantages : économie des mètres carrés, mutualisation des espaces de travail, meilleure gestion des flux de salariés… Surtout, le flex office est présenté comme la conséquence directe, voire inéluctable, de l’essor du travail nomade. Les collaborateurs étant de moins en moins présents dans les murs de l’entreprise (coworking, télétravail…), la conservation de postes fixes en pratique sous-utilisés perdrait toute justification.

Le flex office est-il pour autant la panacée ? Les chiffres tendent à prouver que non. Selon Actineo, à peine 14 % des actifs choisiraient en premier lieu un poste non dédié si on leur en laissait la possibilité, même si 40 % sont ouverts à ce mode de travail. Ils sont en revanche 77 % à préférer un poste de travail attribué. Le constat vaut aussi pour les nouvelles générations, supposées plus réceptives au flex office. L’enquête « Mon bureau de demain » réalisée en 2018 auprès des étudiants de la grande école et des mastères spécialisés de l’Essec montre que 57 % des répondants souhaitent travailler dans un bureau traditionnel (individuel ou partagé). Ils sont aussi 83 % à estimer important d’avoir un bureau attitré dans leur future entreprise.

 

Le flex office est présenté comme la conséquence directe, voire inéluctable, de l’essor du travail nomade. Les collaborateurs étant de moins en moins présents dans les murs de l’entreprise (coworking, télétravail…), la conservation de postes fixes en pratique sous-utilisés perdrait toute justification. Mais s’il est plébiscité par les grandes entreprises, les salariés, eux, semblent majoritairement le rejeter.

 

Un développement contrasté

Dans ce contexte, l’essor du flex office relève du paradoxe : bien que majoritairement rejeté par les salariés, il est plébiscité par les grandes entreprises. « Cette transformation est révélatrice du modèle de nos sociétés. Le salarié et son occupation spatiale sont devenus une variable d’ajustement, juge l’ethnologue Laurent Assouly. C’est révélateur d’une forme de précarité de l’emploi du salarié, devenu plus interchangeable en raison de son travail toujours plus mutualisé et de son poste non fixe. Avec le flex office, l’entreprise se prémunit de sa dépendance vis-àvis de ses salariés. » La massification d’une population de cadres longtemps considérée comme le relais privilégié de la stratégie des directions a aussi considérablement bouleversé la nature des relations hiérarchiques. « Le flex office correspond à une stratégie managériale de reconfiguration de l’espace de travail des cadres pour en faire des salariés comme les autres, analyse la sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS Danièle Linhart. Dans les grandes entreprises technologiques, des milliers d’ingénieurs très qualifiés ne peuvent pas tous avoir leur bureau. C’est pour eux que le flex office représente le changement le plus important ; la dureté de leur condition augmente, ils sont soumis au changement permanent ».

Une telle stratégie n’est pas sans effet : bousculés dans leurs habitudes, dépossédés de leur territoire, les actifs en flex office sont plus insatisfaits de leurs conditions de travail que leurs collègues en espace ouvert traditionnel (22 % contre 13 % selon Actineo). Les conséquences sont classiques : motivation moindre, baisse de la productivité et augmentation du turn-over qui finissent par nuire au bon fonctionnement de l’entreprise.

Pour se dérouler dans de bonnes conditions, le passage aux bureaux non attribués doit donc respecter un certain nombre de règles. « Le flex office n’est pas mauvais en soi, mais il est important de le mettre en place en tenant compte des attentes et des besoins des collaborateurs », prévient Félix Traoré, doctorant au Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés (LATTS). « Si les entreprises se tournent vers le flex office et le travail nomade, elles doivent être cohérentes et proposer à leurs collaborateurs de gérer de façon prévisionnelle les lieux et les temps de travail, abonde Alain d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS. Cela renvoie les entreprises à la cohérence de leurs équipements, en particulier s’agissant de la possibilité de réserver un emplacement. » Selon Actineo, 92 % des actifs en flex office ne peuvent pas pré-réserver une place. Jamais certains de trouver un emplacement qui leur convienne, les salariés sont contraints d’inventer des solutions que l’entreprise ne leur offre pas en matière d’organisation de travail.

 

 

Diversifier les espaces

La pré-réservation des espaces n’est de toute manière qu’un aspect des mesures à adopter pour faire accepter le flex office. La nécessaire diversité des espaces et leur adéquation avec la variété des processus de travail en est un autre. « Une équipe travaillant en bureaux non attribués devrait avoir à disposition plusieurs espaces individuels et collaboratifs adaptés à l’ensemble de ses tâches, plaide Françoise Bronner, chercheuse en organisation et espace. Pourtant, en pratique cela reste peu répandu. » À l’espace ouvert stricto sensu doivent donc s’ajouter des bulles de confidentialité, des zones de relaxation, des salles de réunion de différentes tailles, réservables ou non, ou encore des ateliers de cocréation… Le recours à du mobilier adapté, notamment sur le plan acoustique, est également recommandé. Certains acteurs, comme Orange Connectivity and Workspace Services (OCWS), filiale d’Orange Business Service, l’ont bien compris et font de la multiplicité des espaces de travail la base de leur offre commerciale. Aux entreprises désireuses de passer au flex office, OCWS ne propose pas moins de 14 espaces différents (pôles collaboratifs matérialisés par des tables hautes et un grand écran, pitch room, fablab, tisanerie…).

Mais ce n’est pas tout de concevoir un aménagement adapté aux besoins de chacun ; encore faut-il parvenir à le réaliser. Le danger qui guette les entreprises, parfois pleines de bonne volonté, est l’écart trop important entre l’objectif de départ et le résultat final. Un projet pilote, mené sur une petite échelle au sein de l’entreprise, peut jouer un rôle de vitrine qui permet de limiter les résistances internes et favoriser le processus d’acceptation de la nouvelle norme. Dans un second temps, l’entreprise généralise le flex office à l’ensemble de ses sites. L’échelle de conception change alors de dimension et les réalités du terrain tendent à s’éloigner de ce que l’entreprise avait imaginé initialement. Un étage aménagé sans territoire d’équipe pourra ainsi vite devenir source de conflit entre collaborateurs, par exemple pour s’approprier les meilleurs emplacements. « Il est rare qu’une entreprise ne conçoive pas de territoire d’équipe, nuance Félix Traoré. En revanche, il arrive que ces espaces soient mutualisés à un tel taux que, pour travailler, les collaborateurs sont souvent contraints de s’installer loin de leurs coéquipiers. Certains collectifs sont dispersés contre leur volonté. » La dispersion peut aller jusqu’à favoriser le recours au télétravail ou l’utilisation d’espaces de coworking situés hors des locaux de l’entreprise. Le recours au flex office aboutit alors à l’inverse du résultat recherché avec une baisse de la communication entre collègues.

 

Salariés impliqués, la clé du succès ?

Il est bien sûr toujours possible de corriger à la marge les orientations prises ; cette étape est même inévitable. « Vous aurez beau imaginer le meilleur aménagement du monde, vous ne pouvez pas prévoir comment les salariés vont se l’approprier, rappelle Laurent Assouly. Il y a toujours des étapes d’adaptation après l’étape d’implémentation. » Mais impliquer les salariés n’en demeure pas moins impératif pour réussir sa transition. « Je dirais même que c’est la chose la plus importante pour réussir le passage au flex office, insiste Ingrid Nappi-Choulet, professeure à l’Essec et auteure de l’enquête « Mon bureau de demain ». Les employés doivent être entendus au moment d’établir les règles d’occupation des espaces de travail. Il ne faut pas non plus oublier les managers qui doivent eux aussi adapter leur façon de travailler. » « Il faut raisonner à l’échelle de l’ensemble d’un aménagement et pas seulement à partir d’un modèle abstrait, insiste pour sa part Félix Traoré. Les modalités de mise en oeuvre comptent autant que la mise en oeuvre elle-même. Il faut toujours se demander pour quelle activité on aménage et tenir compte de la diversité de toutes les situations. »

Dans une seule hypothèse, le flex office semble pouvoir être moins formalisé : pour les jeunes entreprises désireuses de rester localisées dans les centresvilles des grandes métropoles, il apparaît comme un bon compromis, y compris pour les collaborateurs. « Une entreprise en forte croissance qui veut attirer des jeunes talents aura beaucoup plus de chances de le faire si elle bénéficie d’une bonne localisation. Les contraintes financières peuvent alors la conduire à opter pour des bureaux non attitrés », conclut Ingrid Nappi-Choulet.