Le sujet de l’aménagement des espaces de travail connaît depuis quelques temps un renouvellement spectaculaire. Là où au début des années 2000, le débat se cantonnait encore entre bureaux fermés et open space, on a vu émerger, en moins d’une décennie, de nouvelles typologies d’espaces dédiés à la collaboration, à l’innovation, à la créativité, à la mobilité et même à la convivialité. Ces nouvelles façons de concevoir les lieux de travail ont aussi radicalement changé l’image du bureau où sont désormais bannis tous les symboles de la hiérarchie et de la bureaucratie. Le bureau moderne se veut transparent, horizontal, fluide, ouvert. La tendance est même désormais au « comme à la maison ». Canapé, poufs, tables basses, balançoires... Les entreprises n’hésitent plus à importer les codes de l’habitat avec un objectif simple en apparence : faire en sorte que les salariés se sentent au bureau chez eux. Ces évolutions ont en toute logique suscité ces dernières années un enthousiasme généralisé. Personne ne regrettera les open-spaces froids et impersonnels de la décennie précédente. De même que personne ne se plaindra de plus de confort, ni évidemment de la possibilité de travailler dans des espaces davantage adaptés à ses activités. Si ces évolutions ouvrent de réelles opportunités en termes de collaboration, d’adaptation aux activités, de mobilité, etc., elles soulèvent aussi de nouveaux risques du point de vue de l’ergonomie, du sentiment d’appartenance, des repères, de la surveillance des autres, de nouvelles formes de sur-sollicitations… Au cours de cette matinée, nous avons souhaité réunir des experts du sujet autour de deux tables rondes, ponctuées de deux interventions, afin de problématiser et de questionner davantage ces transformations.
De quoi la transformation des espaces de travail est-elle le nom ?
En quoi les espaces de travail sont-ils le reflet, voire même le véhicule d’une nouvelle normativité du travail ? Telle était en substance la question posée à nos intervenants lors de cette première table ronde. Dans le monde professionnel, le sujet de l’aménagement est la plupart du temps présenté en termes strictement fonctionnels : il s’agit de favoriser la communication, la collaboration, la créativité, l’agilité ou encore l’autonomie des personnes et des organisations dans un monde de plus en plus complexe et incertain. On évoque beaucoup plus rarement l’imaginaire, les croyances et l’idéologie qui leur donnent un sens, en même temps qu’ils justifient l’engagement, les comportements et les modes d’action qui sont attendus des salariés dans ces nouveaux dispositifs de travail. Ces nouveaux espaces n'incarnent-ils pas finalement les nouvelles valeurs du collaborateur idéal (agiles, flexibles, adaptables, autonomes et libérant le mouvement...) ? Tour de table.
« Par définition, les politiques, les stratégies, les pratiques managériales sont ambivalentes. D’un certain côté, elles cherchent à renouveler, par des moyens légitimes, la domination que la direction tend à imposer sur les salariés et d’un autre côté, elles répondent à des besoins et des désirs. La hiérarchie, elle, est devenue plus abstraite, elle se manifeste moins par la présence de supérieurs mais elle est bel et bien là et s’inscrit dans les espaces, dans les outils et les dispositifs dont sont censés se munir les cadres. Certains disent que nous sommes dans des systèmes paradoxants : les messages envoyés aux salariés sont contradictoires. […] On leur témoignage de l’amour tout en les mettant sous emprise. »
« Nous sommes est dans une situation de tension sociale extrêmement forte. On croit que c’est en aménageant les lieux de travail qu’on va modifier les façons de travailler. C’est là l’erreur totale. Il faut revenir aux lieux, au caractère polymorphe des lieux et essayer de comprendre en quoi cette dynamique des lieux vient s’inscrire convenablement dans la dynamique de la société. Et comprendre qui est le moteur de cette dynamique. »
« Tisser des liens sociaux est une entreprise de longue haleine, cela demande du temps, des repères [...] Il est très important, me semble-t-il, d’avoir des espaces où les collaborateurs vont pouvoir tisser un réseau social. La confiance qu’on accorde à ses collègues est quelque chose de très délicat. Les collègues sont à la fois les alliés, les concurrents. Tisser du lien social demande donc un certain protocole, rituel. Et cela passe par un espace géographique bien déterminé. »
« En Europe du Nord, le nomadisme ou le télétravail arrivent a une limite qui tourne autour de 14 à 18 % de la population car venir sur un lieu de travail est fondamentalement nécessaire à l’échange et à la création de connaissances nouvelles. On a deux exemples majeurs : Yahoo et IBM. Ils ont complètement arrêtés le télétravail et ont sommé les employés de trouver des lieux de rassemblement, d’attraction, où travailler en équipe. Je pense que les entreprises vont de plus en plus offrir une flexibilité de l’organisation du travail, des horaires de travail mais elles vont également chercher à rassembler, à réunir, à faire revenir les collaborateurs sur des lieux d’excellence ou des lieux d’attraction. »
« Aujourd’hui plus personne ne parle de progrès en entreprise. Par contre, tout le monde parle d’innovation.
On pourrait, de manière mécanique, dire que l’un a remplacé l’autre. Dans le progrès, il y a quelque chose d’émancipatoire, une volonté de l’humanité de progresser, de s’émanciper. Alors que l’innovation est un concept plus flou, plus fluctuant. »
Nouveaux espaces : pour le meilleur...et pour le pire ?
Suite aux nombreuses transformations du travail, les espaces de travail évoluent eux aussi. L’aménagement connait de nombreux changements et bouleversements. L’open space se réinvente et les espaces deviennent variés et modulables, répondant aux différentes activités et besoins des collaborateurs. Aujourd’hui, l’accent est mis sur la flexibilité, la créativité, le bien-être, l’agilité ou encore la collaboration, marquant une rupture avec les bureaux traditionnels. Sur ces sujets, les nouveaux espaces de travail tiennent-ils toujours leurs promesses ? Répondent-ils aux objectifs ou injonctions des entreprises ? Surtout, quelles sont les conséquences sur les salariés ? Car si l’aménagement est devenu un levier de transformation des entreprises, jouer avec les codes, les repères, les rites et les rythmes des environnements de travail n’est pas sans conséquence… Elements de réponses en citations :
« On parle d’espaces de bureau depuis 2008, depuis la crise financière. Avant, on ne parlait que de valeur financière. Désormais on entend de plus en plus le terme de valeur d'usage. Nous sommes passés de l’asset management au space management.
Depuis 30 ans que je travaille sur l’immeuble de bureaux, c’est vraiment révolutionnaire que l’on s’intéresse à l’usager. Jusqu’à présent, on ne s’était jamais intéressé au bien-être des salariés. Or on s'est aperçu que cela faisait vendre, au même titre que le bien-être personnel. La question intéressante derrière ces transformations est pourquoi ? Quelle est la production réelle de ces espaces de travail ? »
« On ne peut pas raisonner uniquement en termes d’espace de travail. L’espace de travail est un outil. On est obligé de s’intéresser à la cohérence du système : le lieu de travail, l’organisation du travail, l’organisation hiérarchique, l’équipement technologique. Si on a une composante faible, vous pouvez aménager des lieux de travail aussi fantastiques que vous voulez, ça ne marchera pas. Il faut toujours prendre l’ensemble du système. »
« Les espaces que j’ai pu visiter et celui que j’étudie ne sont pas proches du sur-mesure. Ce sont plutôt des espaces assez classiques où l’individu doit s’habituer. Quand vous devez réfléchir à l'endroit où vous devez mener votre activité et que vous passez 15 minutes à chercher votre lieu, cela rajoute une charge de travail et du stress pour les salariés. A mon sens, les espaces d'aujourd’hui ne sont pas assez proches des activités de travail et d’un sur mesure. »
« La question du sur mesure est très importante. Chaque humain a un cerveau différent, en fonction de ses expériences, et donc des besoins différents. L'objectif est d'essayer de se rapprocher au maximum de ce dont les individus ont besoin. Par exemple, une des grandes fonctions cognitives sollicitée dans les espaces de travail est l’attention. On estime aujourd’hui que dans les espaces de travail on est déconcentrés toutes les trois minutes et qu’on met à peu près le même temps à se remettre dans une tâche. On voit bien là la nécessité d’avoir des espaces qui préservent l’attention. C'est un équilibre difficile entre les besoins des individus, des groupes et de l’entreprise. Il n’y a pas de méthode miracle malheureusement. »
« Il faut bien comprendre qu’à l’intérieur de l’entreprise, il y a des mondes sociaux différents et pouvoir prendre en compte ces particularités. L'idéal est de réussir à fournir un écosystème des lieux et des destinations pour que chaque utilisateur puisse aller là où il le souhaite en fonction de ses besoins. »
Retrouvez l'intégralité des tables rondes et interventions en podcast ici : https://soundcloud.com/workplace-magazine