Flexibilité, aménagements modulables, fluidité des espaces… De quelle manière vous appropriez-vous les nouveaux enjeux des environnements de travail ?
Les bâtiments sont évidemment influencés par les pratiques du travail. Ils sont dessinés en fonction de toutes les contraintes constructives, écologiques, d’urbanisation, de fabrication de la ville. Mais ils sont également influencés par de nouveaux comportements : les projets collaboratifs, les espaces ouverts, la mobilité recherchée par les collaborateurs et le concept de sérendipité apparu récemment qui consiste à dire qu’à l’intérieur d’un espace de travail, les rencontres, les frictions, les réunions spontanées, font partie de la créativité dont tous les salariés ont besoin. Tout cela forge de nouveaux types de bureaux. Par exemple, dans le passé, les plateaux devaient répondre à des mesures de sécurité en déployant les zones devant être à l’abri des fumées sur l’ensemble du plateau. Aujourd’hui, nous avons réussi à faire évoluer ces contraintes, en les contenant dans les noyaux notamment, de telle façon que les espaces de travail soient libres de cloisonnement. Cela répond en partie à la notion de flexibilité recherchée par les entreprises qui peuvent désormais s’installer comme elles le souhaitent. Les plateaux conviennent à toutes sortes d’aménagement possibles de l’espace de travail : cloisonner, décloisonner, faire des salles de réunion, des espaces collectifs, des lieux de repos, installer des cafétérias, des petits restaurants… Ce sont autant de surfaces à prendre et à aménager. Le nombre de personnes qui travaillent par plateau peut varier, les configurations se modifier au cours du temps.
Avec le nomadisme grandissant et le développement du télétravail, les salariés ne se rendent plus tous les jours au bureau. Comment l’immobilier tertiaire s’adapte-t-il en réponse à ces nouveaux comportements ?
Pour y répondre, l’immobilier tertiaire recherche davantage de proximité avec les zones urbanisées denses et équipées ou contribue à créer de nouveaux centres, comme c’est le cas autour des gares du Grand Paris. Le déplacement entre le domicile et le travail a toujours été un sujet difficile mais il l'est encore plus maintenant. Les lieux de travail et l’habitation cherchent à se rapprocher : c’est ce que j’appelle la « décroissance des commutations ». Cela produit une pression très forte sur la construction de bâtiments à des endroits très localisés dans les villes. En effet, ces derniers sont soumis à la pression d’opérateurs qui cherchent à y construire des lieux de travail mais également d’opérateurs qui cherchent à y construire des logements, si possible à proximité des bureaux. À plus large échelle, à partir du moment où habitat et travail génèrent des déplacements rapides et courts, tout un ensemble de services nécessaires pour les particuliers va également émerger (commerces, loisirs etc.). Au total, nous sommes en train de former de nouveaux centres urbains complémentaires des centres principaux qui existaient déjà, lesquels se renforcent et se densifient.
La tour Majunga, à La Défense © Takuji Sjhimmura
Il est en effet beaucoup question de nos jours de densification des villes. La tour est-elle toujours la réponse ?
La tour reste un moyen de construire des lieux de travail en utilisant peu de terrain. La dernière que nous avons conçue pour Unibail-Rodamco-Westfield, Majunga, à la Défense, a un impact au sol de 50 par 70 mètres, soit 3 500 m². Elle monte à 190 mètres, compte environ 40 étages, génère près de 60 000 m² de bureaux et 5 200 personnes y travaillent. Le sol utilisé pour générer une surface de travail aussi grande est minimisé. L’impact environnemental est limité et a permis de créer au sol un parc public et des jardins ouverts à tous. Mais ces tours, pour répondre aux nouvelles pratiques et à une durabilité affirmée s’inscrivent dans des axes de conception d’un nouveau type. Comme pour la tour Majunga, elles ne s’isolent plus du monde extérieur avec lequel elles cherchent dorénavant une communication apaisée : elles deviennent poreuses, s’ouvrent, possèdent des ouvrants de façade qui permettent de respirer l’air extérieur, sont dotées de loggias qui permettent aux collaborateurs de profiter d’un rapport stimulant à l’espace et à l’air naturel, tout en étant protégés des intempéries, les façades sont pourvues de vitres claires sur toute la hauteur de l’étage et les plateaux de travail d’une surface de 1 500 m² d’un seul tenant pratiquement sans impact de structure.
Le temps des tours de bureaux historiquement très stressantes semble révolu ! Comment avez-vous réussi à en faire des bâtiments plus respectueux de l’homme et de la nature ?
Les tours de la génération précédente étaient qualifiées de « bâtiments thermos ». Le paroxysme de la modernité consistait alors à isoler l’espace intérieur de la tour du reste de la ville. Nous avons produit des bâtiments très stressants. L’ambiance y était artificielle, la régulation thermique était produite par de l’air distribué globalement en circuit fermé par des moteurs et des systèmes mécaniques voraces en énergie. Les vitrages de façade sombres, colorés ou miroirs modifiaient la qualité de la lumière lui enlevant souvent ses qualités énergisantes, les dispositifs déployés en plan pour répondre aux contraintes de défense contre l’incendie et d’évacuation créaient de nombreuses partitions sur les plateaux, oblitérant l’indispensable fluidité des mouvements de personnes. L’impression d’un environnement défensif conçu pour répondre au risque l’emportait sur le désir d’une espace ouvert, lumineux et fluide favorisant les échanges et générant une forme de bien-être au travail. Aujourd’hui, une certaine relation harmonieuse entre la tour et la nature est rétablie. Il est désormais possible d’ouvrir un « petit diaphragme » sur tous les niveaux d’une façade de 190 mètres de hauteur et ressentir immédiatement une bouffée d’air frais de l’extérieur. Créer des liens entre l’espace de travail et l’espace de la Ville qui nous est familier, qui nous apaise, permet de réduire le stress. Cet apaisement est salutaire pour les personnes, favorise la concentration et l’efficacité au travail.
Archipel, le futur siège social de Vinci à Nanterre, est pensé en partie dans le vide, au-dessus de la gare de La Folie. © Viguier
Dans quelle mesure le statut de la tour a-t-il changé depuis son apparition, dans les années 1900 ?
Le projet du siège de Vinci à Nanterre que nous avons conçu illustre bien les nouveaux enjeux de la Tour. Comme je l’indiquais, l’accroissement de la densité urbaine nous laisse, pour construire ce vaste ensemble, un terrain très petit, étroit et long, et dont une partie est dans le vide au-dessus de la future gare emblématique de La Folie. Il s’agit de construire dans le cadre de l’acquisition de « droits d’air », c’est-à-dire au-dessus d’un terrain ici occupé par les Quais de la Gare. Pour loger les importantes surfaces nécessaires à la construction du siège de Vinci, il faudra monter en hauteur à défaut de pouvoir s’agrandir au sol : le bâtiment atteindra alors une hauteur d’environ 100 mètres. Le changement de statut dont vous parlez se traduit par une évolution radicale du concept de tour tel que l’on peut généralement l’observer à La Défense. Il s’agit de concevoir un bâtiment qui ne soit plus isolé des autres et se déploie sous la forme d’une émergence des bâtiments qui l’entourent, qui monte plus haut sans se séparer de la masse bâtie. Un bâtiment dont l’écriture verticale exprime une diversité du plan c’est-à-dire des étages différents les uns des autres, loin de la répétitivité des tours ; faire des étages qui varient, qui créent des configurations intérieures multiples d’un étage à l’autre, entouré par une peau qui loin d’être lisse et hermétique, expose des terrasses et des balcons, des loggias et des jardins en continuité avec l’écriture des bâtiments bas dont elle émerge. Enfin, ces tours dites émergentes deviennent multifonctionnelles. Nous n’y trouverons plus uniquement un espace de travail à l’intérieur mais aussi pourquoi pas un hôtel dans la partie supérieure, des commerces au rez-de-chaussée ou encore des logements. À condition, bien sûr, de réussir à régler les subtilités de la cohabitation… Le siège de Vinci dans son émergence contiendra un ensemble de fonctions partagées et proposera une structure qui, descendant jusqu’aux quais, écrira dans un geste architectural continu des bureaux, des services et une gare.
« Il ne faut plus que les immeubles se déploient dans des capsules étanches qui les isolent de la ville...
C'est "l'urbanisation des espaces de travail" »
Quel rôle jouent ces « nouvelles » tours dans l’écosystème local ?
Le but de ces ensembles est la création de villes animées. Un immeuble dans lequel il y a à la fois des logements, des bureaux, un hôtel, des commerces, est animé par des cycles de vie beaucoup plus intenses que lorsque les fonctions sont séparées. Je pense que pour réussir un nouveau quartier, nous devons garantir les porosités. Il ne faut plus que les immeubles se déploient dans des capsules étanches qui les isolent de la ville : j’appelle cela « l’urbanisation des espaces de travail ». La ville doit pénétrer à l’intérieur de l’immeuble et inversement afin que l’immeuble devienne un activateur d’espace urbain et qu’il soit lui-même activé par la ville qui l’entoure et qui l’anime. Car nous le voyons bien, les immeubles de bureaux implantés dans un quartier central et conçus selon l’ancien système sont parfois des compagnons compliqués et peu amènes d’une ville : ils s’animent à 9h du matin, s’arrêtent à 6h du soir, sont fermés le week-end et éteints l’été à l’occasion des vacances. Par ailleurs, ils créent des pressions très fortes à certains moments de la journée : à l’heure du déjeuner, de l’arrivée massive des collaborateurs le matin ou à l’heure du départ du lieu de travail. La notion de mixité urbaine permet de lisser ces à-coups et d’animer la ville sur des plages beaucoup plus longues. Elle contribue à construire un centre-ville plus attractif et apaisé.
Difficile de ne pas aborder la question de l’écologie en 2020. Et l’immobilier a certainement un rôle à jouer. Quelles actions peuvent être menées ?
Depuis une dizaine d’années, nous allons vers la réduction des énergies consommées. Nous devons avoir des méthodes de construction et de fonctionnement peu émissives en matière de gaz carbonique. Nous avons changé les matériaux de construction : nous faisons désormais des immeubles en bois et même une tour à Bordeaux, Hyperion. À l’exemple du futur siège de Vinci : nous avons fait le choix d’utiliser des bétons « bas carbone », c’est-à-dire fabriqués à partir de laitiers de fonderie. Nous utilisons des productions d’énergie locales avec des panneaux solaires, par exemple ou des boucles de chaleur. Pour d’autres projets, j’ai aussi eu l’occasion d’utiliser des procédés adiabatiques qui ne se basent pas sur les compressions d’air mais sur l’évaporation d’un fluide. Nous avons mis plusieurs années à apprendre ces techniques et nous consolidons désormais nos savoirs. Dans l’immeuble de bureaux dessiné pour la Sefri-Cime, Season, à Batignolles (livré en 2017), pour décharger les calories accumulées par la structure par temps chaud et atteindre de bonnes performances thermiques, il a notamment fallu enlever les faux plafonds et faux planchers de l’immeuble de façon à ce que le béton de la structure, puisse selon le principe du « free cooling » décharger la nuit les calories emmagasinées pendant la journée afin que les occupants trouvent le matin un espace frais à leur arrivée sur le site. Tout cela modifie les technologies mais aussi, plus largement, le design des espaces intérieurs. Ce qui était caché, comme les tuyaux, les chemins de câbles, les bouches d’aérations, les luminaires, les éclairages, est désormais exposé à la vue.
L'immeuble Season, construit en 2017 à Batignolles. © Sergio Grazia
On entend également parler de plus en plus de réversibilité des bâtiments. Est-ce une tendance appelée à se démocratiser dans le futur, y compris pour des immeubles tertiaires ?
Oui, complètement et ce type de bâtiment va se développer. Car il faudra, de plus en plus, aller vers une « ville convertible ». Pendant très longtemps, nous avons construit et adopté des spécificités particulières pour chaque immeuble selon qu’il s’agissait de logements, de bureaux, d’équipements… Structures hauteurs, espaces, matériaux et distribution étaient classés et déterminés par la fonction à laquelle ils appartenaient. Je pense que la ville de demain tend vers une plus grande indifférence fonctionnelle. Nous allons créer des espaces qui pourront être des logements et devenir, plus tard, des bureaux, un hôtel ou des commerces. Changer de fonctions dans ces conditions ne nécessite pas la démolition et la reconstruction. Une économie circulaire de la construction peut s’établir et va de pair avec l’idée de performance environnementale : plus la ville est convertible, plus elle sera durable.
* interview réalisée avant les mesures de confinement
Le projet Bridge, futur siège social d'Orange, à Issy-les-Moulineaux. © Viguier / Altarea Cogedim