Il s’enracine à Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, ou encore Lille et Nantes. Il rivalise de créativité pour proposer des designs soignés, des services à la pointe, des offres sur mesure. Il s’invite dans toutes les conversations. Cela n’aura échappé à personne : le coworking a le vent en poupe. À l’échelle mondiale, entre 2017 et 2018, le nombre de coworkers a augmenté de 41 %. Le marché a, pour sa part, été multiplié par dix depuis 2012, d’après les chiffres du cabinet Cushman & Wakefield. Au niveau européen, le nombre d’exploitants d’espaces de coworking a augmenté de 135 % entre 2014 et 2018 et le nombre d’espaces, de 205 % sur la même période, selon la dernière étude menée par Colliers international au premier trimestre 2019. Et ces chiffres promettent d’exploser dans un futur proche. Les demandes dans les grandes villes européennes pourraient doubler au cours des trois prochaines années. Encore plus vertigineux : 750 000 employés de bureau de la région Europe/Moyen-Orient/Afrique travailleront dans un espace de coworking d’ici 2022, soit une croissance de plus de 50 %.
Encore méconnu voire inconnu en France au début des années 2010, ce concept apparu aux États-Unis en 2005 compte désormais 700 espaces dans l’Hexagone. Plus de 194 000 m² de bureaux partagés ont été loués en 2018 tous acteurs confondus, dont 60 % en Ile-de-France, selon l'étude du cabinet Xerfi-Precepta intitulée « Le marché du coworking et des centres d’affaires à l’horizon 2022 - Stratégies de développement, performances financières et perspectives de croissance des acteurs ? ». Stéphane Bensimon, CEO de Wojo rappelle que « nous sommes encore loin des niveaux de pénétration du coworking relevés dans d’autres capitales. À titre de comparaison, pour Londres ou Amsterdam, le coworking occupe 6 % de la volumétrie immobilière. » En effet, il ne représente que 1 % du marché français de bureaux actuel, mais l’ouverture des espaces se multiplie, en témoigne le géant WeWork, encore non présent à Paris il y a deux ans. « À l’image des capitales européennes, Paris connaît une forte croissance : 80 % des espaces de coworking ont moins de cinq ans », indique l’étude de Colliers international. Et cela devrait continuer à s’accélérer dans les mois à venir. Spaces (groupe IWG) vient d’ouvrir son dixième centre à Paris et va s’installer à Bordeaux. Wellio s’implantera également bientôt à Bordeaux et à Lyon d’ici deux ans. Kwerk agrandit son réseau parisien avec l’ouverture prochaine de deux espaces avant la fin de l’année. Multiburo possède, quant à lui, onze espaces à Paris, bientôt douze.
© Olivier Ouadah
La structuration du marché
Différents facteurs expliquent le déploiement des espaces de coworking sur le territoire. L’étude Cushman & Wakefield en a identifié cinq : la progression des nouvelles technologies, l’émergence du nomadisme, le bien-être au travail, l’arrivée des services du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration dans le monde de l’entreprise et l’essor de la GIG economy (littéralement, l’économie des petits boulots) et des travailleurs indépendants. Les nouvelles générations jouent également un rôle non négligeable : elles attachent beaucoup d’importance à leur environnement de travail, parfois plus qu’à leur rémunération. Les managers sont sommés de prendre en compte le salarié, de s’adapter individuellement à ses besoins et ses attentes. Pour faire face à ces éléments, le coworking, jeune acteur doté d’une vision neuve, est prometteur. Cela n’a pas échappé à quelques grands acteurs historiques qui ont vu dans le coworking une manière de diversifier leurs offres et de toucher une nouvelle clientèle. C’est notamment le cas de Multiburo, PME lyonnaise fondée il y a 30 ans, ou d’IWG, multinationale belge créée à la même époque. « Après une phase de recul liée à la forte concurrence du coworking et à la disparition d’une partie des acteurs spécialisés, les centres d’affaires vont stabiliser leur activité en 2020. Une modeste hausse est possible d’ici 2 022. Ils vont en effet profiter de l’attention portée au marché des bureaux flexibles », prévoit l'étude de Xerfi-Precepta parue mi-octobre. Il n’est pas rare non plus de trouver dans l’ombre des espaces de coworking des foncières, des géants de l’hôtellerie et/ou de l’immobilier. Wojo est soutenu par Accor Hotels et Bouygues immobilier ; Wellio par Covivio. Plus récemment, la start-up Anticafé, qui comptabilise 14 espaces en France, a levé des fonds auprès du promoteur Nexity. Ces mariages sont, pour Stéphane Bensimon, la conséquence évidente de l’installation du marché dans le temps : « aujourd’hui, il y a une tendance à la concentration. Cela signifie qu’il y a de la demande, que notre offre fonctionne. Notre enjeu, c’est de travailler avec ces grands groupes pour se solidifier. »
Néanmoins, des acteurs indépendants semblent parvenir à se frayer un chemin en adoptant un positionnement singulier. Deskopolitan, qui a ouvert son premier espace en 2017, en est un exemple. Il mise sur des espaces situés « au cœur des villes », sur des « services inédits », un décor avec « une équipe aux petits soins ». Son crédo : un coworking « premium » et des chambres d’hôtels pour prolonger l’expérience et les usages des clients nomades, en séminaire ou basés en région. La localisation, la beauté fonctionnelle des lieux et la proximité avec les clients sont également des arguments avancés par Kwerk, qui construit toute sa stratégie autour du « wellworking ». « La promesse est simple et ambitieuse : se sentir bien, excellemment bien même, sur son lieu de travail. Une fois que l’on a dit cela, le plus dur commence car tout tient dans l’exécution de cette promesse et des moyens que l’on y met, détaille Lawrence Knights, CEO et cofondateur de Kwerk. Le wellworking est la somme des métiers de l’hôtellerie haut de gamme, du design, de l’ergonomie, du sport. Nous avons l’ambition qu’il devienne le nouveau standard de l’environnement de travail pour permettre aux individus de révéler le meilleur d’eux-mêmes et de déployer tout le potentiel de leur activité. » En plus d’un environnement de travail design voire « thérapeutique », l’objectif de Kwerk est de s’implanter durablement à Paris (en l’occurrence dans le 8e et à la Défense) afin de fidéliser la clientèle. « La localisation étant le critère numéro de nos clients, concentrer nos espaces Kwerk dans un quartier précis permet de garder le plus longtemps possible les entreprises qui arrivent dans un de nos espaces, explique Lawrence Knights. Quand ils grandissent et qu’il n’y a plus de place dans un espace donné, nous pouvons facilement leur en proposer un autre, plus à même de la recevoir. On peut aussi plus facilement mutualiser l’exploitation. »
Des offres orientées « entreprise »
Alors que le coworking s’adressait initialement à des travailleurs indépendants ou de petites structures nécessitant des espaces de travail très flexibles et un réseau pour développer business et créativité, il accueille désormais des TPE-PME et des grandes entreprises. C’est d’ailleurs une cible privilégiée. Le ratio dans les espaces de coworking est en moyenne un tiers d’indépendants, un tiers de TPE-PME et un tiers de grandes entreprises. Ces dernières « cherchent le plus souvent à externaliser physiquement des équipes en charge de projets particulièrement innovants, afin de leur permettre un environnement de travail plus propice à la créativité » selon l’étude menée par Les échos études en octobre 2018.
Loin de l’effet de mode décrié par certains, le coworking s’installe durablement dans le paysage tertiaire français. De plus en plus, l’attention se focalise sur les entreprises. L’argument majeur pour les séduire : la flexibilité. Elle plaît aux TPE comme aux grosses structures. « Quelle entreprise peut s’engager sur neuf ans ? Même pour les grands comptes, c’est de plus en plus difficile de se projeter au-delà de trois ans, surtout quand les prévisions indiquent que 30 % des métiers actuels n’existeront plus dans dix ans. Dans ce contexte, la rigidité du bail 3-6-9 est le meilleur atout à la flexibilité des bureaux flexibles », indique Lawrence Knights de Kwerk. L’horizon économique s’est réduit à deux ans selon Stéphanie Auxenfans, directrice générale de Multiburo. Les comportements des consommateurs se modifient aussi. Christophe Burckart, directeur général du groupe IWG, fait le rapprochement avec le digital : « nous sommes le cloud de l’environnement du travail. Le coworking connaît une phase de croissance très importante qui se rapproche de celle de l’informatique. À l’origine, toutes les entreprises avaient leur propre système informatique. Dix ans plus tard, elles ont migré sur le cloud (informatique déportée, utilisation quand on a besoin, de ce qu’on a besoin). De la même manière, de plus en plus de grands comptes font le choix du coworking pour externaliser leur gestion immobilière. »
Simplifier le quotidien grâce aux services
En plus de l’argument de la flexibilité, qui rime désormais avec coworking, ce sont les services qui se veulent adaptés aux besoins des entreprises. Tous se positionnent sur ce segment, avec du « clef en main », du « sur-mesure ». Dans le discours marketing, rien n’est laissé au hasard. L’objectif : offrir aux clients la possibilité de ne penser qu’à leur business. Stéphanie Auxenfans pousse la comparaison : « on est en quelque sorte le responsable QVT, les services généraux de chacune des entreprises installées dans nos espaces ». D’après Stéphane Bensimon, « ce qui va faire la différence, c’est le niveau de services que l’on propose aux grands groupes comme aux TPE/PME, que ce soit des conciergeries, de l’animation ou une série d’offres qui remplit l’expérience émotionnelle sur le site. En effet, les espaces doivent créer de l’émotion pour engendrer de l’épanouissement. C’est cet épanouissement qui permet le bien-être et de la performance. » Deskopolitan propose ainsi un bouquet de services allant de la crèche associative au sein même de l’immeuble, au studio sportif en passant par un barbershop et un hôtel de 14 chambres. Kwerk met l’accent sur le bien-être au travail, en organisant des séances de yoga, pilates ou fitness dans des espaces dédiés, avec des coachs experts. Wellio tente l’opération séduction sur la qualité de l’informatique : « à chaque fois que nous accueillons un grand compte au sein de nos espaces, nous organisons un rendez-vous avec notre directeur du système d’information, explique Céline Leonardi, directrice de Wellio. Ensemble, nous définissons une solution sur-mesure tout en permettant la protection et la confidentialité des données. »
L’ambition vis-à-vis des entreprises ne s’arrête pas là. Multiplier les services ne suffit pas toujours. Selon les analyses de Xerfi-Precepta, « la révolution flex des grands groupes se traduit par la refonte des espaces dans les entreprises, dont la fin des bureaux attribués est la plus emblématique. Le flex office peut parfois amener les entreprises à reproduire les aménagements et les services du coworking. » En témoigne la formule Head quarters de WeWork. Le speech : « des bureaux privés clé en main qui reflètent votre marque, pas la nôtre, grâce aux conditions flexibles, à la conception révolutionnaire et à l’excellence opérationnelle de WeWork. » Ou encore Powered by We, dans lequel la firme américaine propose de repenser les espaces actuels d’une entreprise et de transformer sa culture. Dans le même esprit, Wojo décline son offre pour s’adapter « à toutes les entreprises » : « bureaux privatifs », « wojo corners » dans les hôtels, gares et aéroports, où les m² insuffisamment rentables ou mal organisés sont transformés en espaces de coworking, ou encore « wojo spot », un label apposé sur des lieux (les hôtels Accor) et qui promet de trouver dans tous les espaces la même qualité de service. Wellio propose des bureaux dédiés « office » ou « suite office » qui accueille jusqu’à 20 postes, et insiste aussi sur la dimension d’accompagnement « chez soi » des entreprises, en les conseillant pour installer leur marque dans l’espace de coworking. Des arguments qui ont su séduire l’entreprise Delsey, qui vient d’installer son siège social dans l’espace Wellio Montmartre en 100 % flexible.
Le coworking, un terme galvaudé
Côté sémantique, l’anglicisme s’est introduit dans le langage sans réticence. Toutefois, il est très hétérogène et ne renvoie plus à la réalité du marché. Loin de l’image d’un espace toujours en mouvement, rempli de grandes tables familiales et de cafés fumants, le coworking tel qu’on l’entend, plus particulièrement dans les entreprises, décrit des bureaux à louer dans des immeubles où d’autres entreprises ont, elles aussi, loué des espaces clos. « La majorité de nos bureaux sont privatifs et fermés. C’est essentiel de garder un espace attribué et un cocon dédié à soi dans son environnement de travail. Mais on y passe beaucoup moins de temps qu’avant par jour. D’où l’intérêt d’avoir des parties communes importantes où chacun peut se relaxer, déconnecter et au contraire avoir des réunions, selon ses propres usages et ses propres besoins », détaille Lawrence Knights, CEO et cofondateur de Kwerk.
L’idée de communauté n’existe plus vraiment. Certes, les collaborateurs de différentes entreprises se retrouvent dans un même immeuble et se croisent ponctuellement, mais les bureaux sont privés et chacun a la possibilité de participer ou non aux événements proposés. Les échanges ne sont en rien obligatoires. Pour Céline Leonardi de Wellio, « les clients sont là pour profiter de la flexibilité, de la qualité de l’immeuble et de la possibilité de faire vivre leur propre culture d’entreprise, plus que pour l’envie de créer une communauté. »
La fin des bureaux ?
Mais alors, jusqu’où ira le coworking ? Une chose est sûre : il n’y aura pas de retour en arrière. Au contraire. L’étude « Flex space : les espaces flexibles, effet de mode ou lame de fond ? » menée par JLL prévoit que, d'ici les cinq prochaines années, le parc d'espaces flexibles disponible sur le marché augmentera de 30 % par an. Sur la question de la durabilité du modèle, Baptiste Broughton, cofondateur de Neo-nomade, une plateforme pour réserver en ligne un bureau flexible dans toute la France, pense que la réponse viendra de la demande. « S’il y a une demande sur de l’immobilier flexible d’ici les dix prochaines années, l’offre sera pérenne. Les TPE-PME, dont le marché est arrivé à maturité, ne vont pas, du jour au lendemain, ne plus avoir besoin de ces espaces à moins qu’il y ait une crise économique majeure. La prochaine étape, ce sont les ETI et les grandes entreprises. Vont-elles se lancer massivement sur ce marché ? Vont-elles formuler un besoin clair et durable ? Il faut que les directions immobilières l’intègrent à leurs stratégies et que les entreprises fassent du coworking un vrai enjeu à la fois RH et de compétitivité. On voit déjà sur le terrain les early adopters se lancer, mais les autres suivront-elles ? À quelle échéance ? Et dans quelles proportions ? »
Adieu donc, les immeubles d’entreprises ? Pour Stéphanie Auxenfans, le coworking ne signe a priori pas la mort des bureaux sous bail. « L’immobilier classique restera. Il est certain qu’à partir d’une certaine taille, l’immobilier en propre a une vraie logique. Les sièges vont demeurer. Mais les nouvelles entreprises passeront d’abord par des espaces de coworking pour grandir et se consolider. Les cadres ont besoin de solutions temporaires pour se réunir, au-delà de leurs bureaux. Nous sommes les centres d’affaires 3.0 avec toujours le même objectif : créer des lieux aux qualités des hôtels mais d’entreprises. » Ce déploiement spectaculaire laisse toutefois penser que pour survivre, les acteurs du coworking devront être puissants financièrement. Il y aura certainement des morts… Mais qui ? Pour le moment, difficile à dire alors que le marché commence seulement à se dessiner. À suivre…