Impliquer les salariés dans l’aménagement des espaces n’est plus seulement une possibilité. C’est une promesse de réussite du projet. Mais concrètement, comment les entraîner ? Éclairage étape par étape sur le nouveau rôle des collaborateurs.

Les acteurs de l’environnement de travail sont unanimes : la réussite des projets d’aménagement passe par l’implication des collaborateurs. « Depuis quelques années, notamment dans les sociétés occidentales, l’accent est mis sur la mobilisation des utilisateurs, qu’ils soient consommateurs, citoyens, salariés, commente Muriel Blanc Duret, directrice conseil chez Korus. Ils ont la volonté de s’impliquer, demandent la possibilité de donner leur point de vue. Ce phénomène sociétal se répercute dans l’univers de l’entreprise qui se doit d’adopter des procédés participatifs pour conduire ses projets. » Les dirigeants intègrent petit à petit cette notion. En France, le virage a eu lieu il y a cinq ans, au moment de l’émergence du flex office. Pour Dorra Ghrab responsable du pôle accompagnement et changement chez Génie des Lieux, « c’est très lié : pour créer un espace en flex, il faut poser beaucoup de questions sur les usages et les activités des collaborateurs. Les demandes en ce sens ont explosé. » Jérémie Bataille, fondateur et dirigeant de FlexJob, une société qui accompagne les projets de transformations des entreprises par des démarches participatives, ne tarit pas d’éloge sur le rôle à jouer des salariés. « Lorsque le collaborateur fait partie intégrante d’un projet d’aménagement, il est dans le concret, dans l’expérimentation de ce que sera son espace de travail demain. Il est responsabilisé et engagé. » Alors impliquer, oui, mais quand ? Comment ? Qui solliciter ? Avec quels outils ? Quelle intensité ? Les questions sont nombreuses. Pour Workplace Magazine, des spécialistes de l’aménagement tertiaire témoignent de leurs expériences et livrent des pistes de réponses, étape par étape, sur cette tendance récente mais désormais répandue.

 

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1Le cadrage, étape déterminante pour l’implication future des collaborateurs

La première étape d’un projet d’aménagement n’implique pas les collaborateurs, et pourtant elle est primordiale pour leur participation future. Avant de se lancer, un cadrage stratégique avec le top management ou le comité de direction est nécessaire. Il permet de préciser la vision du projet et de comprendre pourquoi l’entreprise s’embarque dans une telle aventure. « Définir avec la direction générale l’ambition du projet est primordial, affirme Emmanuelle Duez, fondatrice de La Compagnie, une filiale de The Boson Project. Il faut connaître la zone des possibles et la zone des impossibles, le négociable et le non-négociable. Le deal doit être extrêmement clair afin d’éviter notamment les effets déceptifs et les frustrations. »

Jérémie Bataille de FlexJob indique que ce moment permet « d’inscrire le projet immobilier dans le projet d’entreprise et d’interroger des pratiques et modes de fonctionnement : le télétravail, la place des statuts hiérarchiques, la culture du présentéisme, plus largement la notion de confiance. » Les enjeux du projet et les points potentiels de crispations sont mis à plat et la commande initiale peut évoluer. Fredericke Sauvageot, directrice de l’innovation et du développement des environnements de travail chez Orange, ne transige pas : « chaque projet s’appuie sur un cadrage stratégique. Sans lui, il n’est pas possible de construire des environnements de travail innovants, inspirants, vecteur d’image et de confiance. »

 

 

2Informer les collaborateurs du projet d’aménagement

Une fois ce travail de définition effectué, l’entreprise communique sur le projet d’aménagement auprès de l’ensemble des collaborateurs. « Les informer le plus tôt possible permet de faire comprendre très en amont vers où l’entreprise se dirige, pourquoi et comment. Faire ce travail, c’est déjà enclencher le processus de conduite du changement associé à tout projet, affirme Muriel Blanc Duret de Korus. Cela doit toujours se dérouler ainsi. Pour moi, c’est de la courtoisie, du respect et la moindre des choses vis-à-vis de salariés que nous allons impliquer, à qui nous allons demander du temps, des idées, de l’intelligence collective. »

 

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© Boris-Yvan Dassie

 

3 La constitution de l’équipe de collaborateurs autour du projet d’aménagement

Tous les salariés d’une entreprise ne peuvent ou ne veulent pas s’impliquer dans le projet d’aménagement. Mais il faut que tous soient embarqués. « Nous constituons dès le début du projet un panel représentatif avec des collaborateurs volontaires issus de tous les services, de tous les niveaux hiérarchiques et de tous les métiers, quelle que soit l’ancienneté », indique Dorra Ghrab de Génie des Lieux. Seuls impératifs pour rejoindre ce groupe : avoir l’envie et le temps. Expliquer la nature de l’engagement est déterminant pour la construction d’une équipe de collaborateurs avertis et mobilisés. « La personne qui va être responsable de projet doit avoir conscience que cela sera chronophage, énergivore, et qu’une légitimité suffisante est indispensable pour répondre aux sollicitations, aux questions spontanées, aux craintes et résistances, et ce pendant toute la durée du projet », détaille Muriel Blanc Duret. Il en est de même pour les collaborateurs engagés dans le projet, à un degré d’intensité moins élevé. Ils jouent un rôle important de relais, de transmetteur, d’« ambassadeur », auprès de leurs collègues. Ils incarnent le travail de communication inhérent à l’implication des collaborateurs. « C’est beaucoup de pression pour ces salariés qui font un travail remarquable, admet Dorra Ghrab. Ils font en sorte qu’un petit nombre de participants relaie les besoins de milliers de collègues qui sont, eux, dans une position plus spectatrice mais dans l’attente d’informations. »

Les managers ont évidemment leur mot à dire. Ce sont des ressources précieuses. « Les collaborateurs sont volontaires, certes, mais ils sont surtout cooptés : les managers vont solliciter certains d’entre eux qu’ils jugent aptes à dégager du temps et à s’investir à bon escient dans le projet. Il faut des personnes communicantes, qui aiment l’échange, la rencontre, les nouveaux projets. C’est le manager, qui connaît son équipe, qui peut donner ces recommandations », explique Jacques de Fontgalland, architecte et président de l’agence d’architecture A.R.T. Réalisations. Et lorsqu’un projet d’aménagement revient à une transformation managériale, ils sont d’ailleurs particulièrement sollicités.

 

4Mesurer la perception des collaborateurs vis-à-vis de l’espace de travail

Qu’ils décident de s’impliquer ou non, les collaborateurs vont être sollicités et vont voir évoluer autour d’eux des prestataires extérieurs à leur entreprise. Il s’agit d’une approche passive où les salariés sont observés dans leur manière de travailler et d’interagir avec leur environnement de travail. Cela se traduit, par exemple, par la mesure des taux d’occupation des espaces sur le site pour comprendre comment les collaborateurs utilisent les mètres carrés et pour bien calibrer les dimensions des futurs espaces. Les employés sont également interrogés sur la base de questionnaires ou d’enquêtes en ligne qui permettent d’entrer plus finement dans les pratiques (voir aussi l'article « Relever le pari de l’aménagement en impliquant en amont : le cas d’Orange avec Bridge »). À ce stade, les questions sont déjà resserrées. « Nous ne demandons pas aux collaborateurs ce qu’ils souhaitent, nous les interrogeons sur leurs activités, explique Dorra Ghrab de Génie des Lieux. Sinon, nous nous confronterions aux freins et à la méconnaissance de ce qui pourrait exister. Notre objectif : dépeindre les activités et leur proposer les espaces adaptés. » Pour Isabelle Blairy Savard, consultante psychologue du travail au sein du cabinet Toit de Soi et spécialisée dans l’accompagnement des aménagements des espaces de travail sous l’angle psychosocial, « les questionnaires sont co-construits avec l’entreprise. Nous n’allons pas, par exemple demander aux salariés s’ils souhaitent bénéficier du télétravail alors même que la direction n’envisage pas de le mettre en place. Nous pourrions générer des attentes et cela pourrait s’avérer contre-productif pour tout le monde, à court terme en tout cas. »

Autre temps clé de cette étape : les entretiens avec les utilisateurs. Ce sont souvent des managers qui sont mobilisés à l’occasion d’interviews individuelles ou groupées (avec d’autres managers avec qui ils travaillent ou des salariés volontaires de leur service). « Ces entretiens nous permettent de comprendre comment est organisée et fonctionne l’entreprise, ce qui l’anime, son état d’esprit, sa manière d’être », indique Muriel Blanc Duret de Korus. Le but de cette étape, qui dure environ un mois avec sa synthèse : collecter un maximum d’information sur les effectifs, les usages, les habitudes, les besoins actuels et à venir, la culture, l’organisation du travail, les modes managériaux… Ces données quantitatives et qualitatives sont nécessaires pour mesurer la perception qu’ont les collaborateurs de leurs espaces de travail. « Nous prêtons attention à tout : ce qu’on nous dit, ce qu’on ne nous dit pas. Notre expérience nous permet de nous forger une intime conviction, l’observation vient confirmer ou tempérer les témoignages. À aucun moment, nous ne sommes dans le jugement. Mais mieux nous comprenons la réalité d’une organisation, mieux nous servons efficacement son projet », soutient Muriel Blanc Duret.

 

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© Olivier Martin Gambier

 

 

5La co-conception ou l’implication « active » des collaborateurs à travers les workshops

Ensuite, arrive le temps de la « co-conception ». Les collaborateurs sont impliqués activement : ils participent à des ateliers, visitent d’autres environnements, débattent sur la base d’un benchmarking, testent des outils, votent pour du mobilier. Souvent, à ce moment-là, les données récoltées aux phases précédentes sont restituées aux salariés pour qu’ils se rendent compte rationnellement de leur manière de travailler. « Certains ne réalisent pas toujours qu’ils sont très nomades, ou au contraire très sédentaires. Remettre ces chiffres dans leur contexte permet une prise de conscience des habitudes », détaille Pierre-Olivier Pigeot, directeur associé au sein de l’agence de design Saguez & Partners. Des outils sont sollicités pour inciter les collaborateurs à s’investir de manière ludique. En fonction de l’avancement des réflexions, différentes activités peuvent être mises en place lors de ces workshops. Par exemple, au début, des sessions de « photo langage » sont intéressantes à organiser. Pendant cette séance, les collaborateurs sont invités à sélectionner, par rapport à un grand nombre de photographies (une planche tendance), celles qui suscitent le plus de réactions. Cela donne une première idée visuelle des types d’environnement et de l’état d’esprit des collaborateurs par rapport à la problématique. Les images d’inspiration de projets différents sont très utiles. « Les collaborateurs ne connaissent que leurs environnements et leur entreprise. Mais le monde évolue, des bouleversements ont lieu, nos modes de vie et de travail se transforment. Les photographies et la pédagogie associée leur font prendre la mesure de ces changements », explique Pierre-Olivier Pigeot de Saguez & Partners.

 

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© RP Ribière

 

Autre possibilité, lorsque le parcours collaborateur commence à se dessiner : le « Workplace game ». Développé en 2001 par le Center for People and builings (CfPB), un centre de recherche indépendant pluridisciplinaire néerlandais, il donne la possibilité d’aborder, par le jeu, les règles de vie et les comportements dans l’environnement de travail, au travers d’expressions individuelles. Il fait émerger les intérêts du groupe et les points d’accord ou de désaccord, recueille les points de vue des collaborateurs et améliore la cohésion d’équipe. « Pour jouer, il faut avoir des hypothèses d’aménagement ou les inventer, détaille Isabelle Blairy Savard, qui a été formée au jeu en 2015. À ce stade, la conception n’est pas encore faite mais nous ne partons pas de rien. Il faut imaginer des situations probables et s’y projeter. » Le « Lego Serious Game » peut également être mobilisé. C’est une méthode de stimulation de la créativité qui s’appuie sur la modélisation de la pensée en 3D, comme dans les jeux Lego. Le procédé se base surtout sur les compétences visuelles, auditives et kinesthésiques. Le but du jeu est de concevoir des modèles 3D Lego par équipe afin de répondre aux questions que le facilitateur pose.

« C’est formidable de les intégrer dès le départ à travers ces ateliers. Cela permet la rencontre entre des collègues qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Souvent, cela crée des liens qui se pérennisent ensuite au sein de l’entreprise », pointe Céline Tixier, designer de service et concertation dans le cadre de projets de transformation d’espaces à l’agence C-Coherent. Lorsque le temps le permet, le « test and learn » se révèle également utile. Il consiste à tester grandeur nature un espace prototype ou des outils technologiques. Les salariés sont alors parties prenantes du projet. Si cela n’est pas possible, envisager l’illustration des espaces avec des lunettes 3D peut s’avérer être une bonne alternative. Elle permet a minima de s’exprimer sur les scénarii proposés.

 

6 La phase d’étude et de création des espaces

L’immobilier au service de l’humain, tel est l’objectif de l’implication des collaborateurs. Et évidemment, ce postulat change la place des salariés, des utilisateurs, dans l’histoire d’un projet d’aménagement. « Faire des ateliers pour choisir la taille de la cloison, c’est déceptif, lâche Emmanuelle Duez. Il faut parvenir à mettre l’aménageur dans une posture de recevoir des informations et à inclure les collaborateurs pour qu’ils partagent leur vision du travail de demain. » Ces derniers deviennent des clients, des maîtres d’ouvrage intellectuels, stratégiques, dont le rôle est de préparer des « briefs » à des professionnels aux services des collaborateurs. Céline Tixier confirme : « les collaborateurs sont forces de proposition face à l’architecte, à l’aménageur. Ils deviennent acteur du changement et ne le subissent pas. » Mais attention : in fine, c’est le client qui décide.

Un point de validation avec les dirigeants est organisé systématiquement avant de créer les plans. « Sur la base des informations qui ont émané des ateliers avec le panel représentatif de collaborateurs, l’instance décisionnelle prend acte, explique Dorra Ghrab. La décision ne revient pas au panel qui n’a pas la visibilité globale de l’entreprise. » En revanche, « si des éléments n’ont pas été retenus, il faut leur expliquer pourquoi aux collaborateurs. » A priori, ils l’acceptent bien. « À aucun moment, nous ne vendons du rêve, rappelle Dorra Ghrab. Nous avons donné du pouvoir aux collaborateurs mais sans qu’ils ne dressent une liste au Père Noel. Plus nous sommes clairs, plus ils respectent leur périmètre. Ils savent parfaitement être responsables. » Ils sont donc pris en compte mais il y a des garde-fous. « Sur la partie créative et design notamment, pour l’esprit général du lieu, nous ne sollicitons pas les collaborateurs, explique Pierre-Olivier Pigeot. Le lieu doit répondre à une vision de marque et d’entreprise qui est définie par une direction générale : il faut un sens et que cela réponde à une vision stratégique et non des choix de décorations personnels. »

 

7 & 8Les travaux, la livraison et les REX

Pendant les travaux, l’énergie de l’implication retombe. C’est surtout un travail de communication qui a lieu : donner des nouvelles du chantier et susciter l’adhésion. Des ateliers peuvent être organisés pour maintenir l’énergie mais les collaborateurs ne sont plus impliqués dans le vif du projet. Toutefois, des temps sont aménagés pour commencer à familiariser les collaborateurs à leur futur environnement, leur donner des conseils d’adaptation, les préparer au changement. Il y a un enjeu pour l’équipe projet de créer une dynamique sur la conduite du changement. Cela peut consister notamment à accompagner les managers dans les postures à adopter en espaces ouverts ou dans la façon de gérer les équipes et de travailler.

Puis vient l’étape tant attendue de la livraison, suivie par l’emménagement. « Au moment où nous livrons l’espace, décrit Muriel Blanc Duret, nous faisons intervenir notre ergonome pour qu’il accompagne les utilisateurs dans les réglages de leur position de travail, siège, écran… Il sensibilise aux troubles musculo squelettiques et aide à adopter les bonnes postures. C’est un enjeu de santé au travail, qui touche directement les collaborateurs. » Dans cette même plage de temps, une entreprise peut choisir d’écrire les règles de vie après expérimentation des lieux. Il ne s’agit pas d’un mode d’emploi des espaces (les livrets d’accueil sont conçus précisément pour cela) mais d’un recueil qui vise à comprendre les nouvelles modalités d’accès et de bon usage des lieux. « Leur élaboration s’inscrit dans la continuité de l’implication des collaborateurs. Cela les responsabilise, fait appel à leurs expériences vécues d’utilisateurs, et élève les consciences », explique Muriel Blanc Duret. Pour Fredericke Sauvageot, il est important de rappeler que le projet ne s’arrête pas une fois les salariés installés sur le site. « Il est nécessaire de prévoir une période de REX (retours d’expériences) après emménagement, et d’être toujours dans un souci d’amélioration continue. » (voir l’article « Impliquer au quotidien, le cas de Carrefour à Massy »). L’intelligence collective des collaborateurs continue alors d’être sollicitée, mais plus dans un souci d’adaptation et d’acculturation.