Le téléphone peut-il devenir notre psy, voire même, « notre meilleur ami » ? Celui qui nous donne le bon conseil tous les matins pour prendre soin de nous et de notre bien-être psychologique. Le projet séduit en tout cas de plus en plus d’entreprises, soucieuses de prouver qu’elles remplissent bien leur obligation de moyens à l’égard de la santé physique mais aussi mentale des salariés. Pansement sur une jambe de bois ou véritable outil d’autonomisation et de soutien pour les salariés ? 

Près de la moitié des salariés français, 44 %, se sont arrêtés au moins une fois en 2022, révélait la quatrième étude de l’Observatoire de l’absentéisme publiée en mai 2023. En cause une série de troubles regroupés sous le nom d’épuisement professionnel ou burn-out devenus la première cause d’arrêt de travail de longue durée, représentant près d’un quart des motifs. Une situation qui contraste avec l’obligation de moyens qui incombent aux entreprises concernant la préservation de la santé physique mais aussi mentale de leurs salariés. Certaines se tournent alors vers de nouveaux outils digitaux, des applications directement installées sur les téléphones des collaborateurs avec pour but de prévenir des situations mentales critiques à coups de séance chez le psy, leçons de médiation et de conseils bien-être. « Aujourd’hui la prise en compte de la QVCT ne s’arrête pas à l’environnement de travail. Il y a une vraie volonté de prendre en compte la santé mentale des salariés. Un sujet qui a notamment été porté sur le devant de la scène en devenant une des grandes causes nationales pour 2025 », estime Julia Néel Biz, créatrice de l’application Teale.

La promesse de programmes sur-mesure…

Cette dernière dit avoir composé la plus grande base de données de vulgarisation autour des thérapies cognitives et comportementales (TCC) et des neurosciences sur laquelle s’appuient les recommandations de Teale. « À l’installation de l’application par un salarié, un questionnaire établi grâce à ces données scientifiques permet de prendre le pouls de sa santé mentale », explique Julia Néel Biz. En fonction des résultats, Teale propose ensuite un parcours personnalisé, fait de petites actions quotidiennes simples et ludiques piochées dans une librairie de contenu sur des thématiques comme « mieux gérer le stress », « créer des routines » ou « gérer le regard des autres ». « Nous travaillons également avec des coachs et des psychologues disponibles pour des rendez-vous en visio ou à leur cabinet, toujours situé proche du lieu de travail du salarié », poursuit la fondatrice de Teale. Chez Joyatwork, l’entreprise invite les collaborateurs à utiliser l’application soit sous forme de challenges quotidiens, soit via une prise de rendez-vous avec des professionnels de santé, soit en suivant un programme de sport et nutrition. « Je voulais créer une solution digitale de prévention complète de la santé, à la fois physique et mentale dans une approche globale de santé curative et préventive », indique Marie-Odette Mabiala à l’initiative de l’application.

…à l’épreuve de l’usure du travail réel

Une vision globale que Dominique Lhuillier, professeure en psychologie du travail et membre du Centre de recherche sur le travail et le développement, partage. « L’idée que la personne peut se découper en tranche est une idée de l’employeur. Le travail et le hors travail sont interdépendants. Quand ça va mal à la maison les salariés cherchent au travail des ressources pour leur permettre de tenir debout à la maison. Quand ça va mal au travail ils cherchent du soutien dans leur environnement proche », estime la professeure. Pour survivre au quotidien, chacun construit alors sa santé par des petites gestes, de petits arrangements. « Souvent le mal-être des salariés vient de la différence établit en sciences sociales entre le travail prescrit et le travail réel. Les salariés bricolent en clandestinité pour aménager leur rythme de travail. À essayer de concilier seul horaires de travail et horaires des rendez-vous médicaux ou des besoins familiaux, ces derniers s’usent », alerte-t-elle. Dans un environnement pressurisant où les attentes et les taches s’accélèrent, la question est alors de savoir si ces derniers ont toujours la capacité d’être attentifs aux messages qu’envoie le corps. Fatigabilité, déprime, perte d’envie sont autant de signaux qui devraient alerter salariés et organisations.

Toujours plus de données

C’est pour les aider dans la prise en compte de ces signaux faibles que les données récoltées par les applications sont ensuite transmises de manière anonyme au service RH des entreprises. « Les entreprises récupèrent à la fois les données d’usages et les données qualitatives récoltées par l’application. Elles incluent notamment des informations sur le nombre de personnes à risque, le service auquel elles sont rattachées ainsi que l’état de leur prise en charge. Ces données sont globalisées, aucune information individuelle ne remonte à l’entreprise », certifie Benjamin Brion, fondateur de Moodwork. Pour l’entreprise, l’avantage d’un tel dispositif réside donc dans l’accès à des statistiques globales sur l’état de santé de ses salariés, les services les plus touchés et l’effectivité des solutions apportées par l’application. « On suit et on évalue de la même façon l’absentéisme, l’intention d’absentéisme, l’intention de quitter l’entreprise et la motivation. Ensuite l’outil nous permet de corréler l’évolution de l’état de leur santé mentale et l’impact qu’a eu Teale sur ces variables », poursuit Julia Néel Biz. Les applications proposent alors un autre type d’accompagnement, des ateliers ou des conférences sur les thématiques établies comme étant les zones de vulnérabilité de l’entreprise. Une partie de l’offre qui se construit dans un dialogue tripartite avec les salariés et le service RH dont « ce n’est pas le rôle de faire office de bureau des pleurs », estime Benjamin Bion.

Personnalisation ou intrusion ?

Sur ce point-là, Dominique Lhuillier alerte les entreprises : « Prendre en charge la santé psychologique des salariés par l’externalisation est un leurre », affirme-t-elle. Pour elle, il n’y a rien d’étonnant à ce que de nouveaux produits, particulièrement digitaux, voient le jour : « aujourd’hui il y a des applications pour tout, l’usage en est de plus en plus fréquents et semble une alternative plus stimulante pour beaucoup ». Mais elle rappelle toutefois que la meilleure façon de savoir comment vont les salariés reste de créer des espaces de parole. Cela doit passer par des réunions d’équipe au contraire de nombreuses réunions d’information descendantes, pour favoriser les échanges sur le travail en tant que tel. « En finançant des séances avec des psychologues, l’entreprise renvoie le salarié à l’idée que son mal-être au travail relève de sa fragilité personnelle, de ses propres difficultés. Or, le travail ne peut pas être absent de ces problématiques », alerte la professeure. En sortant de la question du travail et en suivant les salariés dans leur vie personnelle et privée, l’application devient un instrument d’emprise en dehors de l’espace et de la sphère du travail. Déjà pointée à l’arrivée massive du télétravail il y a presque 5 ans, la question se pose alors à nouveau : jusqu’où peut et doit aller l’employeur dans le contrôle de ce qui se fait à la maison ?