La normalisation du télétravail oblige les entreprises à repenser leur politique en matière de prévention et de santé. Si l’accord interprofessionnel signé fin 2020 rappelle leurs obligations dans ce domaine, charge à elles de définir les moyens pour répondre à cette nouvelle réalité du travail. Où commence et où s’arrête la responsabilité de l’employeur ? À partir de quand le télétravail peut-il devenir un facteur de risque ? Éléments de réponse.

Alors que le télétravail est en passe de devenir une norme dans l’organisation du travail, le sujet de la santé et du bien-être au travail revêt une toute autre dimension. Selon une étude de Malakoff Humanis *, plus de 80 % des salariés estiment que le travail à domicile contribue à améliorer leur bien-être et leur santé, autant mentale que physique. Pourtant, l’expérience de ces derniers mois tend à montrer que le télétravail n’a pas du bon, accentuant voire créant de nouveaux risques : mal-être physique et mental, stress, isolement social, absence d’ergonomie…

Un paradoxe dont il va falloir tenir compte pour le déploiement du télétravail. « La santé psychologique des salariés est et reste fortement dégradée, malgré la levée d’un certain nombre de contraintes sanitaires. Il convient de faire une distinction entre satisfaction et santé. Ce n’est pas parce que les salariés le plébiscitent qu’il n’y a pas de risque à prévenir », remarque Christophe Nguyen, psychologue du travail et président d’Empreinte Humaine, spécialiste des RPS et de la santé au travail. Pour aider les entreprises dans la définition de leur politique de prévention santé, les partenaires sociaux ont signé un accord interprofessionnel en novembre 2020, qui constitue une première étape et entend apporter un cadre au télétravail. « Le télétravail est normé depuis 2005 déjà, avec un premier ANI qui ne comportait alors qu’un article consacré à la santé au travail.

Depuis, il y a eu une prise de conscience et l’ANI de 2020 précise un certain nombre d’obligations à la charge de l’employeur. Le droit à la déconnexion est par exemple réaffirmé, tout comme la nécessité d’un entretien annuel sur la charge de travail et la conciliation des temps vis-à-vis du télétravail. C’est un premier pas, un socle minimal, mais cela reste tout de même timide. Les entreprises sont toujours invitées à négocier en interne un cadre juridique en fonction des besoins qui leur sont propres », indique Élodie Puissant, avocate associée au sein du cabinet Colin Gady.

Code du travail : « il y a des trous dans la raquette »

En l’absence d’un cadre juridique clair et précis, où commence et où s’arrête alors la responsabilité de l’entreprise ? Doit-elle mener la même politique de prévention santé à la maison qu’au bureau ? « À partir du moment où le salarié effectue son activité à domicile, le domicile est considéré comme un lieu de travail. Néanmoins, c’est là où l’on n’arrive pas au bout de la logique puisque si l’on affirme cela, on est censé appliquer toute la partie réglementaire du code du travail qui s’applique aux lieux de travail. Or, cela n’a pas de sens de parler d’issue de secours ou de l’aménagement de tel escalier avec une rampe au domicile des salariés, souligne Élodie Puissant.

Pour autant, l’employeur reste soumis à l’obligation de sécurité, qui doit s’appliquer elle aussi aux télétravailleurs. « On sent un profond malaise sur ce sujet. Les entreprises ont du mal à concilier respect de la vie privée, ligne rouge à ne pas franchir dans le monde du travail, et obligation de sécurité. Comment la mettre en place tout en respectant le domicile privé de mes collaborateurs ? », interroge l’avocate. Sur cette question, les entreprises semblent opter pour des stratégies différentes. Certaines vont soumettre l’accès au télétravail à la condition d’un contrôle du domicile du salarié, d’autres vont préférer un système plus ou moins auto-déclaratif en faisant signer des auto-attestations aux télétravailleurs. « Ce deuxième cas de figure reste quand même majoritaire », note Elodie Puissant.

C’est en effet le choix du groupe pharmaceutique Ipsen, qui a élargi son accord à deux jours de télétravail suite au Covid. « Nous avons opté pour l’attestation car quand on met en place des accords de télétravail pour 1 000 salariés, il est compliqué d’aller vérifier chaque domicile », explique Latifa Hakkou, directrice de l’environnement de travail d’Ipsen et présidente de l’Arseg. « Mais il y a un risque, on le sait. L’attestation, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant car on sait pertinemment que pour pouvoir bénéficier du télétravail, le salarié va signer ce document dans tous les cas. Le problème est que le code du travail n’a pas été crée au moment du télétravail, on voit bien qu’il y a encore aujourd’hui des trous dans la raquette. Il y a toute une réflexion à mener entre l’environnement de travail, les spécialistes de l’ergonomie, les DRH pour voir ce que l’on peut rédiger en la matière pour palier le risque juridique », poursuit-elle.

Prévenir les TMS, équiper les collaborateurs

Côté matériel, les interrogations sont là aussi nombreuses. Comment équiper les salariés à domicile ? L’entreprise doit-elle garantir un poste de travail ergonomique ? « Elles ont tout intérêt à le faire, répond Élodie Puissant. Il n’y a pas d’obligation juridique à prendre en charge le siège ergonomique, certains ont d’ailleurs décidé de ne pas le faire. Mais cela peut s’avérer potentiellement problématique en termes de responsabilité et surtout, si l’entreprise ne le fait pas, les salariés peuvent à terme se rapprocher de la médecine du travail pour déclarer des maux de dos, etc. ». Avec, à la clé, le risque que la mesure devienne coercitive.

Pour éviter d’en arriver là, le groupe Ipsen a décidé de remettre une enveloppe budgétaire de 250 euros aux salariés souhaitant s’équiper d’écrans, de sièges, de bureaux, etc. « À partir du moment où l’on considère, au travers des accords de télétravail, que le domicile est une extension du bureau, l’employeur doit fournir quasiment les mêmes conditions de travail », ajoute Latifa Hakkou. Si les employeurs semblent avoir pris la mesure du sujet, des progrès restent encore à mener. Fin 2021, selon une étude de Malakoff Humanis, 61 % des télétravailleurs déclaraient disposer d’un aménagement spécifique, mais seulement 45 % d’un fauteuil de bureau adapté.

« Il convient de faire une distinction entre satisfaction et santé. Ce n’est pas parce que les salariés plébiscitent le télétravail qu’il n’y a pas de risque à prévenir » Christophe Nguyen, psychologue du travail.

Pour permettre aux entreprises d’équiper les salariés à domicile, Maxime Baffert, président de Bluedigo, a lancé le « pass remote », un catalogue en ligne proposant plus de 200 références de mobiliers, produits informatiques, etc. validés pour la plupart par la médecine du travail. « On a équipé un peu plus de 10 000 salariés déjà, avec des profils d’entreprises extrêmement différents : cela va de la start-up aux grands cabinets de conseil, en passant par des entreprises plus traditionnelles. Le principe du catalogue permet d’un côté au salarié de commander ce dont il a réellement besoin en évitant les doublons, et de l’autre à l’entreprise de s’assurer que les produits commandés soient bien conformes en matière d’ergonomie », commente Maxime Baffert. Dans le top trois des équipements les plus demandés sur la plateforme de Bluedigo, on retrouve la chaise ergonomique, l’écran d’appoint et le casque audio.

36 % des télétravailleurs en situation de burn-out

Autre revers de la médaille, si le télétravail permet à certains salariés de mieux gérer l’équilibre des temps professionnels et privés, il peut être, en revanche, facteur de risques psychosociaux pour d’autres. 36 % des télétravailleurs interrogés dans le baromètre d’Empreinte Humaine apparaissaient en situation de burn-out, avec des symptômes de dépression et/ou d’épuisement, dont 13 % en burn-out sévère. « Les actifs confinés ont été plus sujets aux problématiques de dépression, d’anxiété que ceux restés dans les locaux. On remarque également que certaines populations sont plus exposées que d’autres, je pense notamment aux femmes, aux moins de 29 ans ou encore aux managers », commente Christophe Nguyen.

Pour Latifa Hakkou, présidente de l’Arseg, au-delà de trois jours de télétravail, le principal risque est « d’installer un isolement ». « Mais attention, ce n’est pas le télétravail en soit qui crée des RPS, ce sont les conditions, quand il n’y a pas d’équilibre clairement posé, précise Christophe Nguyen. L’enjeu est de recréer le travail collectif, de repenser les interactions. Nous devons nous demander quel est le sens du travail, mais aussi le sens au travail. Et c’est au N+1 qu’il revient de travailler sur ce sujet, en proximité avec son équipe, pas au N+18 ! ».

Le manager, super-héros de l’entreprise agile ?

Les managers ont ainsi un rôle clé à jouer dans la régulation du télétravail et la mise en place de bonnes conditions. Les entreprises semblent d’ailleurs beaucoup miser sur ces derniers, certains accords n’hésitant pas à désigner le manager comme le « garant du lien social entre le salarié et l’entreprise ». Une manière pour l’entreprise de se décharger ? « Demander à un manager d’assurer le bien-être des salariés en télétravail ne marchera pas en termes de responsabilité.

L’obligation de sécurité porte vis-à-vis des collaborateurs mais aussi des managers », répond Élodie Puissant. Ces derniers n’échappent en effet pas au stress et autres RPS qui touchent les autres salariés. Pour exemple, 54 % des managers étaient favorables au télétravail en 2019. Ils ne sont plus que 48 % aujourd’hui. Nombreux sont ceux à estimer que le travail à distance a complexifié leur posture de manager, avec des difficultés à maintenir la cohésion de l’équipe et une surcharge de travail liée à l’administratif. « Le manager est un salarié comme un autre, ne l’oublions pas. Et beaucoup sont sortis de cette crise en disant qu’ils ne voulaient plus manager.

« Les entreprises ont du mal à concilier respect de la vie privée, ligne rouge à ne pas franchir dans le monde du travail, et obligation de sécurité. Comment la mettre en place tout en respectant le domicile privé des collaborateurs ? », Élodie Puissant, avocate. 

Pourtant, très clairement, leur rôle est primordial pour motiver les équipes en hybridation, faire revenir les salariés au bureau. Ils sont de véritables courroies de transmission, de communication », commente Latifa Hakkou. Pour Christophe Nguyen, il convient surtout de repenser l’organisation. « Une équipe de 15 personnes à manager à distance, ce n’est pas possible, il y a beaucoup moins de temps de contact. Il faut constituer des équipes de 3 ou 4 personnes et créer un climat de sécurité psychologique chez les managers. Et cela ne passe pas uniquement par une formation, je n’y crois pas, mais plutôt par un accompagnement au long cours ».

* Baromètre Télétravail et Organisations hybrides 2022 publié par Malakoff Humanis en février 2022.

Replay

replaylelab.jpeg

Vous avez raté notre Lab du 22 mars consacré au télétravail et à la santé ? Pour la session de rattrapage, rendez-vous sur la rubrique Le Lab, et retrouvez le replay de notre débat avec nos quatre invités.

A lire aussi

« Le télétravail est vraisemblablement défavorable au maintien des conditions de travail »

Télétravail : quels enjeux et obligations en matière de santé et de sécurité ?

">