
Avec le développement des objets connectés et de l’intelligence artificielle, le bâtiment responsable intelligent est appelé à devenir un « être familier » avec qui on peut dialoguer à partir de son smartphone, une entité capable de reconnaître votre visage, vos mouvements, et d’apporter plus de confort, de sécurité et de services, dans une perspective de développement durable. Fort de ce constat, le groupe de travail RBR 2020- 2050 du Plan Bâtiment Durable a souhaité savoir plus précisément quel serait l’apport de l’intelligence artificielle dans le bâtiment responsable. Pour cela, ils ont étudié les impacts et prérequis de l’IA au niveau du bâtiment et de ses systèmes, mais aussi à l’échelle du territoire et de la société dans une note thématique intitulée « Bâtiment responsable et intelligence artificielle ». En voici une synthèse.
L’IA bouleverse l’usage du bâtiment et de ses systèmes
D’ores et déjà, les TIC contribuent à une exploitation rationalisée et performante du bâtiment et de ses divers systèmes techniques, notamment dans les domaines de la gestion technique du bâtiment (GTB), la sécurité incendie, la protection, etc. Elles contribuent à recueillir et transmettre des informations dans un bâtiment en cours d’exploitation (température, qualité de l’air, quantité de lumière, présence, usages, etc.), développer un service de suivi des consommations énergétiques, automatiser certaines tâches, gérer les incidents, optimiser la gestion dynamique des systèmes techniques, des accès et des équipements liés à la mobilité interne (ascenseur, escalators, trottoirs roulants...). Le but étant d’atteindre une autonomie pour certaines fonctions (par exemple, pas seulement repérer la fuite d’eau, mais couper l’alimentation) ce qui suppose que ce type de régulations puisse fonctionner même si la connectivité du bâtiment n’est plus assurée, en cas de coupure internet notamment. Avec l’IA et l’exploitation des données, le champ des possibilités va s’élargir. Ainsi, pour obtenir le réglage des systèmes de manière à assurer de façon optimale le confort souhaité, il est aujourd’hui envisageable de rapprocher :
- des données extérieures : données météorologiques instantanées et prévisionnelles, coût de l’énergie, etc.
- des données liées au bâtiment et contenues dans la maquette numérique (BIM) : caractéristiques de l’enveloppe (conductivité, inertie des matériaux), caractéristiques des équipements (chauffage, ventilation, ECS), etc. ;
- des données liées aux comportements et aux usages des occupants : horaires de présence, habitudes de confort, etc. Avec l’intelligence artificielle, le bâtiment gagne un « cerveau ». Ce dernier modélise les usages. Il peut les anticiper et proposer de nouveaux réglages, en intégrant de nombreuses données, ce qui ne serait pas possible pour l’occupant et/ou le gestionnaire. Le bâtiment se comporte de façon plus dynamique vis-à-vis de ses occupants.
- Les obstacles dans la mise en oeuvre de ces innovations sont cependant non négligeables. D’un point de vue technique, il est nécessaire de faire interagir des équipements de nature hétérogène et qui ne sont pas nativement connectables ; il est donc important d’intégrer dans une vision globale les différentes technologies internes au bâtiment. D’un point de vue métier, il est nécessaire de concilier le rythme très élevé des innovations liées aux TIC et la refonte des schémas et procédures des entreprises du bâtiment. D’un point de vue utilisateur, la mise en oeuvre de ces innovations doit se faire dans une optique de transparence (une complexité accrue peut rendre tout changement de prestataire difficile et induire un risque de captivité) et de longue durée (comment concilier des technologies numériques pouvant être obsolètes en deux-trois ans et un bâtiment conçu pour durer plusieurs dizaines d’années ?). Concernant la sécurité, enfin, le fonctionnement du bâtiment doit présenter une certaine autonomie pour garantir un fonctionnement sécurisé même en cas de coupure internet, ce qui pose notamment la question du lieu de stockage des données, à l’extérieur (cloud) ou à l’intérieur (autonomie numérique).
Un bâtiment bien intégré dans son territoire
Mais l’impact de l’IA dépasse les murs du bâtiment en lui-même. Elle peut également jouer un rôle dans son intégration à plus large échelle. En effet un bâtiment s’intègre toujours dans un contexte, un territoire, celuici étant appréhendé selon une échelle plus ou moins étendue (l’îlot, le quartier, l’agglomération...). Hier, cette intégration se fondait essentiellement sur une contiguïté physique, matérielle. Aujourd’hui, cette intégration passe par son ouverture et sa connexion avec l’extérieur. La connexion comprend les réseaux classiques (eau, gaz, électricité) mais surtout le réseau Internet. La connectivité – soit le potentiel de connexion du bâtiment avec son environnement – devient aujourd’hui une valeur immobilière à part entière et sa recherche doit être poursuivie dans une vision inclusive de la société. La connectivité sert de support aux liens qui unissent le bâtiment à son territoire, permettant :
- une communication plus efficace entre les différents partenaires et acteurs qui interviennent dans la vie du bâtiment : concessionnaires, usagers, intervenants extérieurs, fournisseurs de service, syndic de copropriété, etc. ;
- une gestion intelligente de certains équipements ou espaces à l’échelle du voisinage, fondée sur l’économie de partage, ce qui permet une intensification de leur utilisation : partage/ mutualisation des équipements, d’espaces spécialisés (garage à vélos, garage à voitures, salle de réunion, lieu de convivialité) ;
- un branchement du bâtiment sur les réseaux intelligents (smart grids), ce qui permet une gestion dynamique et optimisée des flux et des échanges entre le bâtiment et son territoire.
Dans ce domaine, la Smart Buildings Alliance a proposé dans son manifeste de 2017 le concept de bâtiment Ready2Grids (R2G), c’est-à-dire un bâtiment ouvert sur les smart grids. Cette intégration est importante notamment du point de vue énergétique puisqu’elle recoupe le thème de l’intégration du Bâtiment à Énergie Positive (Bepos) dans le territoire à Énergie Positive (Tepos). Il y a là des perspectives intéressantes en termes de gestion énergétique décentralisée.
Dans la plupart des cas, les relations d’un bâtiment avec son territoire reposent sur des liens contractuels (contrat de location, de service, de vente d’énergie...). Ici, interviennent deux éléments disruptifs apportés par les TIC dont les développements sont concomitants avec ceux de l’IA :
- la technologie numérique de la chaîne de blocs (blockchain) qui permet de contractualiser de façon sécurisée un accord entre deux parties sans intervention d’un tiers garant. Cette technologie pourrait ainsi servir de support à une vente d’énergie électrique. Cela nécessiterait sans doute une évaluation de la compatibilité de ces nouveaux systèmes contractuels avec le système national actuel qui garantit notamment une solidarité en termes de distribution ;
- les procédures machineà- machine (machine- tomachine), soit les interactions entre machines dans un cadre prédéfini sans intervention humaine (une voiture intelligente payant son stationnement ou gérant dans le temps sa recharge électrique, par exemple), qui pourraient intervenir dans un proche avenir.
Enfin, côté services, les TIC induisent de nouvelles formes d’habiter, de travailler, de se déplacer, d’utiliser les équipements, en proposant des nouveaux services dont les implications sociétales sont fortes. Ces nouveaux services sont conçus avant tout pour l’utilisateur et favorise un mode de vie hybride, nomade, qui tend à brouiller certaines frontières traditionnelles, entre le privé et le professionnel par exemple. Ils peuvent être de grand recours dans les territoires isolés. D’ores et déjà, certains bâtiments actuels intègrent l’offre de ces services dans leur programmation, leur conception et leur fonctionnement. D’une façon générale, le bâtiment doit alors être prêt à servir de support à cette offre de services de façon ouverte, autrement dit être « prêt à être équipé ». Et dans ce domaine, l’IA devrait avoir de forts impacts.
L’IA au service du bâtiment responsable : à quelles conditions ?
Une politique en faveur des apports de l’Intelligence Artificielle au Bâtiment Responsable devrait se fonder sur les multiples initiatives qui se font jour. Cette politique devrait ainsi correspondre à une démarche ascendante, favorisant les initiatives (innovations, offres de service...) et cherchant à éliminer les éventuels freins et blocages. La mise en oeuvre d’une telle politique suppose d’identifier :
- les différents acteurs (professionnels du bâtiment, industriels, opérateurs, puissance publique...) ;
- les circuits économiques correspondants, les circuits de diffusion de l’innovation et les risques de « décrochage » de la profession ;
- les enjeux environnementaux et socio-économiques et les risques sanitaires notamment liés aux ondes électromagnétiques ;
- les questions juridiques et sociétales.
La mention des questions juridiques et sociétales conduit à évoquer deux impératifs qui conditionnent l’application de l’IA au bâtiment responsable : le respect de la confidentialité et de la vie privée ainsi que la liberté laissée à l’occupant. Les TIC et notamment l’Internet des Objets génèrent une masse formidable de données dont certaines touchent à la vie privée et sont donc des données sensibles (données sur la santé, par exemple). « Les objets connectés, même les plus simples telles les ampoules, renvoient énormément d’informations d’ordre très privé : quand est-ce que nous sommes chez nous, combien de personnes sont dans la maison, etc. Le niveau d’intrusion est très fort », relève Nicolas Boudinet, directeur général adjoint de la Maif, dans un article du Monde daté du 13 février 2018. Il y a donc un équilibre à trouver entre protection des données personnelles et progrès technologiques. Ainsi, Cédric Villani, dans son rapport sur l’Intelligence Artificielle appelle à une certaine vigilance quant à la libération des données liées à l’efficacité énergétique et au bâtiment afin d’éviter une « plateformisation de ces secteurs par des acteurs étrangers ». Il rappelle cependant l’importance de la libération des données, notamment publiques, pour encourager l’innovation et ainsi ouvrir la voie à des actions rapides (rénovation mutualisée de l’habitat, valorisation des énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc.) En tout état de cause, les informations recueillies et alimentant la plateforme doivent demeurer privées, et en particulier :
- ne pas pouvoir être transformées à l’insu de l’usager en données exploitées par les grands groupes commerciaux du type Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) à des fins de marketing, voire être détournées par certains acteurs à des fins de manipulation politique ou idéologique ;
- ne pas pouvoir servir à une surveillance et un contrôle des vies privées ;
- offrir une sécurité informatique maximale et protéger les utilisateurs des intrusions et des utilisations malveillantes (chiffrage, cybersécurité) ;
- offrir une portabilité , c’est-àdire la capacité pour les utilisateurs de récupérer leurs données, pour leurs propres usages ou pour les transférer vers un autre service ou prestataire.
« Ouvrir les boîtes noires »
Ces enjeux concernent également les bâtiments de bureau et la sécurité des données de nature économique. Ce point souligne l’importance de sensibiliser les gestionnaires et occupants. Il convient donc d’être extrêmement vigilant quant à la typologie des données (data), la sécurisation des échanges et des stockages d’information et la sensibilisation et la formation des habitants et occupants sur la protection de leurs données, alors que certains protocoles de connexion ou espaces de stockage sont encore faiblement sécurisés.
Concernant la liberté laissée à l’occupant, ce dernier doit pouvoir se déconnecter, reprendre la main ou interrompre les automatismes quand il le souhaite. La technologie doit être une offre de services que l’occupant a toujours loisir de refuser. Dans le même ordre d’idée, l’occupant devrait pouvoir comprendre les principes de fonctionnement de l’IA, autrement dit « ouvrir les boîtes noires » et disposer d’interfaces intelligibles qui lui présenteraient les mécanismes cognitifs à l’oeuvre, notamment parce que l’IA est susceptible de reproduire des biais et des discriminations. D’une façon générale, il semble nécessaire, comme le recommande le rapport Villani, d’accroître l’auditabilité des systèmes d’IA, c’està- dire la possibilité de procéder à des audits des algorithmes et des bases de données. Le respect de la vie privée et la liberté d’agir sont des conditions sine qua non. Ces deux conditions recoupent de nombreuses questions d’éthique que soulèvent de façon urgente certains développements de l’IA et auxquelles des réponses doivent être apportées dès aujourd’hui.
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