
« La définition même du bureau a changé. Alors qu’on se référait avant à une pièce, à un espace où est installé le poste de travail, le mode hybride entre physique et virtuel a redistribué les cartes. Le bureau physique peut très bien être lié désormais au domicile. La productivité n’est plus corrélée à un lieu, elle se fait aussi en télétravail », annonce d’emblée Cyril Dugue, dirigeant de Convergence. Le télétravail généralisé par la crise sanitaire a fini de prouver que le bureau n’était plus « le sanctuaire intouchable de la productivité » comme l’explique Cyril Dugue. « Les nouveaux outils mis en place permettent aujourd’hui cette flexibilité et offrent plus de facilité au collaborateur pour produire en n’étant plus forcément dans un bureau fermé ou open space », poursuit-il. Une facilité à exercer ses fonctions depuis n’importe où qui pousse même certaines entreprises à revoir leur fonctionnement sur le long terme. « Trois grandes orientations semblent se dessiner dans les réflexions des entreprises. Il y a tout d’abord celle du retour à la normale avec une dominante en présentiel. Ensuite, il y a la solution hybride. Les entreprises cherchent alors où placer le curseur entre 1, 2 voire 3 jours de télétravail par semaine. Enfin, on constate aussi que certaines entreprises souhaitent embrasser le travail à distance comme mode de fonctionnement pérenne de leur collectif », commente Carine Perrotey, directrice marketing, communication et innovation chez InSitu Groupe. C’est le cas notamment de Revolut, entreprise bancaire anglaise, qui a annoncé récemment que la norme pour eux n’était plus le bureau, mais le home office. Ou encore de PSA, qui avait annoncé déjà l’année dernière vouloir faire du travail à distance la règle pour ses 40 000 salariés à travers le monde (18 000 salariés concernés en France).
Le télétravail, nouvelle norme ?
« Attention aux effets d’annonce, prévient Félix Traoré, chargé de recherche en sciences sociales. Dire que le télétravail va devenir la norme me paraît précipité. Nous sommes dans un état d’exception. D’ailleurs, nous avons bien vu lors du déconfinement en mai dernier que beaucoup d’entreprises se sont empressées de rappeler les salariés au bureau. Cela fait des décennies que l’on entend des prophéties sur la fin imminente du bureau… qui n’est toujours pas arrivée ! Je crois que l’on va plutôt être dans une dynamique d’accélération des tendances. Beaucoup d’arguments qui étaient jusqu’à présent en défaveur du télétravail ont sauté, je pense notamment aux arguments techniques. Je ferai donc plutôt le pari que les entreprises vont y aller prudemment, pas à pas. Il n’y a pas de vérité générale. C’est en expérimentant que chaque entreprise pourra constater ce qui marche pour elle ».
© Boris Yvan Dassie
Des expérimentations, c’est justement ce que s’apprête à faire le Conseil régional d’Île-de-France. L’administration avait déjà fait le choix du télétravail avant la crise en offrant la possibilité aux agents de télétravailler jusqu’à deux jours semaines. « La crise sanitaire nous a permis de franchir une marche supplémentaire dans l’appropriation de tous les outils. On observe aujourd’hui qu’il y a évidemment une demande pour davantage de souplesse dans l’organisation du travail et un appétit des agents pour le télétravail, qui permet de les soulager au niveau des transports notamment », expose Fabienne Chol, directrice générale adjointe en charge des ressources humaines du Conseil Régional d’Île-de-France. « Il va y avoir un équilibre à trouver. Quelle souplesse ? Où met-on le curseur ? Est-ce que l’on fait une organisation de travail par métier ? Par équipe ? Nous sommes en train d’entamer les échanges avec tous les collaborateurs. Cela pourra aboutir par exemple à une bourse de jours supplémentaires flottants sur l’année », poursuit-elle. Pour définir les modalités du télétravail et s’assurer qu’elles conviennent au plus grand nombre, Félix Traoré conseille de définir les modalités du télétravail au plus proche de l’activité… « La négociation collective sur le télétravail se fait en général au niveau des entreprises. Or, les logiques d’organisation du travail doivent se décider au plus près du terrain. Je pense que c’est à l’échelle d’une équipe, de son activité et de sa situation que l’on peut dire si l’on a besoin de se retrouver un ou deux jours par semaine. Il est nécessaire de laisser à l’équipe des marges de manœuvre pour décider collectivement et trouver un compromis entre les besoins de chacun et les besoins collectifs », précise le chargé de recherche en sciences sociales.
Quel rôle pour le bureau dans ce nouvel écosystème ?
Que ce soit un, deux ou trois jours de télétravail par semaine, une chose est sûre : le monde du travail sera de plus en plus hybride. On peut alors se demander quelle fonction aura le bureau… Pourquoi s’y rendre si l’on peut pratiquement tout faire de chez nous comme la crise nous l’a démontré ? « Nous l’avons vu, le bureau ne sera plus uniquement le lieu de la production du travail. On y viendra pour échanger, rencontrer ses collègues et retrouver du lien social. Il faut créer des lieux d’interactions humaines et provoquer la rencontre », avance Carine Perrotey. Le bureau pourrait bien devenir davantage le lieu du « lien et des services » que celui « de la production » à proprement parler. On revoit alors la fameuse « expérience utilisateur » pointer le bout de son nez… « À l’image d’une marque, l’immobilier tertiaire doit désormais proposer un sens à ses occupants. Puisque l’on peut tout faire à domicile, quel est l’intérêt de se déplacer ? Le facteur social sera évidemment au cœur des réflexions post-Covid. Il va falloir penser les bureaux au-delà des benchs, créer des environnements de travail multiples et avoir une répartition plus équilibrée entre lieux de rencontre, lieux de travail, etc. », commente Cyril Dugue. Sans oublier l’approche servicielle. « Les codes du retail et de l’hôtellerie s’invitent de plus en plus dans le bureau afin de créer des lieux plus expérientiels, des lieux de destination et d’émotion. L’accueil d’entreprise se transforme par exemple en lobby d’hôtel avec une réelle expérience utilisateur à la clé », poursuit le dirigeant de Convergence. Le but étant bien évidemment de donner envie aux collaborateurs de venir et revenir au bureau.
Illustration concrète de cet enjeu d’attractivité : le Conseil régional d’Île-de-France, qui est d’ores et déjà en train de revoir la fonction de son siège social. « Mathématiquement nous allons avoir moins de monde sur place. Nous avons déjà acté de transformer le siège en centre d’activités, en créant la Station Île-de-France », explique la DRH Fabienne Chol. Le siège social accueillera ainsi sur son site des partenaires extérieurs (associations, start-ups…), à la manière d’un incubateur. « Le fait de transformer notre siège en centre d’activités va être un atout et un attrait supplémentaire pour les collaborateurs pour venir au bureau. Ils pourront se voir entre collègues, travailler de manière collaborative, mais aussi rencontrer les parties prenantes extérieures, s’informer, se former ». Il va être en effet de moins en moins rare de voir des entreprises ouvrir leurs espaces à des acteurs externes sous forme de pépinières, corpoworking… Selon Cyril Dugue, « cela multiplie les occasions pour les collaborateurs d’apprendre de nouvelles choses, d’échanger sur des sujets variés et extérieurs à leur domaine de compétences, créant des synergies imprévisibles et favorisant l’épanouissement de chacun ».
Jouer la carte des tiers-lieux
Dans cette nouvelle cartographie des lieux de travail, les regards se tournent également vers une troisième voie, celle des tiers-lieux. S’ils sont quelques peu délaissés depuis un an, ils pourraient en effet bénéficier d’un regain d’intérêt auprès des entreprises qui vont s’orienter vers des solutions hybrides ou en « full télétravail ». « Ils vont être de plus en plus utilisés afin que les salariés aient un lieu approprié pour travailler et recréer du lien social. De grands groupes envisagent déjà de proposer à leurs salariés de télétravailler depuis chez eux mais aussi depuis un espace de coworking », confirme Carine Perrotey. En plus du besoin du télétravailleur de trouver un lieu adéquat, offrant de bonnes conditions de travail, le tout à proximité de chez lui, un autre cas d’usage pourrait se dégager. « Avant, lorsqu’une entreprise déménageait, elle avait toujours tendance à prendre un peu plus de mètres carrés que nécessaire car entre le moment de la prise de décision de déménager et l’emménagement, elle pouvait se retrouver déjà à l’étroit, explique Carine Perrotey. Aujourd’hui, c’est l’effet contraire qui risque de se produire. L’entreprise va vouloir optimiser au maximum et, tout en gardant un socle central, jongler avec des espaces flexibles comme les tiers-lieux pour des projets à court ou moyen terme ». Un besoin de « déport » constaté également par Cyril Dugue qui croit fermement en l’avenir des tiers-lieux. « Jusqu’à présent, les grands comptes n’avaient pas encore suffisamment réduit leur surface pour pouvoir prendre un abonnement extérieur. Aujourd’hui, ils sont en train de renégocier leurs baux, de revoir leurs surfaces… Les entreprises ne vont plus prendre la marge de sécurité qu’elles pouvaient prendre auparavant. Conséquence ? Les tiers-lieux vont fleurir », ajoute-t-il. Les nouvelles frontières des espaces de travail se redessinent peu à peu. Si toutes les réponses ne sont pas encore trouvées, les réflexions vont bon train pour tenter d’esquisser les contours d’un bureau en adéquation avec des modes de travail toujours plus hybrides.
La difficile promesse du lien social ?
Les confinements à répétition et le télétravail subi ont clairement révélé au grand jour le besoin de lien social. Un lien forcément distendu alors que les collaborateurs sont disséminés à droite à gauche et ne peuvent, pour l’heure, pas être réunis physiquement. Le retour au bureau permettrait alors de recréer ce lien social, « essentiel » selon Cyril Dugue. « Sans ce contact, cette rencontre physique au bureau, on va déshumaniser la relation », prévient-il. Seulement, cette promesse de lien social peut-elle être réellement tenue alors que les salariés vont se rendre au bureau de manière fluctuante, en fonction des accords de télétravail des uns et des autres ? « Pour que le lien se fasse, il faut que les salariés soient en coprésence. Cela doit passer par de la régulation collective, se mettre d’accord sur les moments où l’on veut se retrouver, afin de s’assurer que, lorsque les salariés se rendent sur le lieu de travail, ils puissent y trouver ce qu’ils sont venus y chercher en premier lieu : la rencontre avec leurs collègues », répond Félix Traoré, chargé de recherche en sciences sociales. Un autre risque est également soulevé par Fabienne Chol, DRH au Conseil régional d’Île-de-France, celui de perdre la culture commune de l’entreprise. « Pour éviter cela, il est important de l’intellectualiser. Jusqu’à présent, la culture était représentée de manière matérielle, physique. Dans notre cas c’était via notre nouveau bâtiment, lumineux, ouvert, connecté et convivial. Plus les collaborateurs vont être à l’extérieur, plus il va falloir intellectualiser la culture commune. Cela représente un énorme changement ».
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