
Le passage au télétravail de masse à plein temps et la mise à l’arrêt des économies développées a fait croire à des milliers, voire des millions de salariés, qu’ils disposeraient enfin de temps. Le relâchement des contraintes ordinaires de la vie au travail (traitement des emails, réunions, appels, interruptions diverses, etc.) et le ralentissement de l’activité auraient dû permettre le traitement de sujets toujours repoussés par le rythme des urgences ou, tout simplement, de souffler un peu.
Or, au regard des témoignages collectés ces dernières semaines auprès des télétravailleurs contraints (le cas de l’activité partielle étant bien différent), le sentiment qui domine est plutôt celui d’une intensification généralisée du travail. Les temps de crise ont en effet horreur du vide. Les risques de désorganisation des entreprises, de pertes financières importantes dues au ralentissement de l’économie, la gestion et la protection des collaborateurs restés sur le terrain, ou placés en télétravail et activité partielle, etc. ont imposé un rythme effréné, véritable douche froide pour les espoirs de répit. Le confinement massif ne signifie pas un arrêt des sociétés humaines en général et des entreprises en particulier, mais leur réorganisation à marche forcée. Et pour se réorganiser, il faut se concerter, échanger, construire quelque chose de nouveau dans un contexte inédit et inattendu par son ampleur. Comment faire intervenir des techniciens sur le terrain dans un contexte sanitaire menaçant ? Quelles règles de sécurité ? Faut-il des masques ? N’en faut-il pas ? Lesquelles ? Où s’approvisionner ? Comment assurer une continuité de service d’un plateau téléphonique d’assistance aux particuliers quand le plateau doit fermer et le télétravail s’organiser en un temps record tout en conservant un haut niveau de sécurité et une productivité élevée, comment transformer un superviseur en manager à distance ?
Un temps de travail saturé…
Le temps de la crise est finalement un temps plein dont le principal risque est l’alourdissement significatif de la charge mentale des collaborateurs, c’est-à-dire une charge de travail qui est certes liée à la multiplication des actes de travail, mais qui découle surtout de l’intensité cognitive engagée et de la complexification du travail. Un des risques bien connu du télétravail de la normalité est le sur-engagement. Une analyse de l’enquête SUMER montre par exemple que les télétravailleurs intensifs travaillent plus longtemps que leurs collègues (43h par semaine pour 42,4 h pour les non‑télétravailleurs) et déclarent deux fois plus souvent travailler plus de 50h par semaine1.
« Le temps de la crise est finalement un temps plein dont le principal risque est l’alourdissement significatif de la charge mentale des collaborateurs »
La multiplication des « visio », des « call », des réunions que l’on anime, des réunions auxquelles on participe activement, des réunions que l’on écoute passivement… densifient les journées, parfois, jusqu’à leur saturation. Ce temps de travail saturé se déroule dans des conditions de travail difficiles. Le télétravail de crise signifie pour de nombreux collaborateurs : cohabitation de plusieurs télétravailleurs sous un même toit, temps scolaire qui se superpose au temps professionnel, imbrication plus étroite des temps de vie professionnelle et personnelle, voire envahissement de la vie privée sur la vie professionnelle (on ne compte plus les interruptions de réunion par les jeunes enfants curieux des étrangers qui accaparent ainsi leurs parents).
À l’inverse, le monde du travail ordinaire est un monde empli de respirations. Nous n’évoquons pas ici les temps de pause, mais tous les interstices temporels qu’offrent les interactions humaines : un collègue qui passe une tête par la porte du bureau pour vous saluer, une connaissance que l’on croise dans les couloirs en se dirigeant vers l’imprimante, une collègue qui vous pose une question, un manager qui vous sollicite informellement… le temps de travail est jalonné de micro-coupures aléatoires qui participent d’un équilibre au quotidien. Ce temps relativement aéré est menacé par le temps saturé qui fait dire aujourd'hui à nombre de collaborateurs cadres ou non cadres, cadres-dirigeants ou non, qu’ils n’ont jamais autant travaillé.
… mais aussi appauvri
De plus, tout en focalisant son énergie à surmonter la crise, l’entreprise court ici le risque de faire perdre de son sens au travail et d’accroître progressivement l’insatisfaction des collaborateurs. On peut certes considérer avec John Austin (dont les thèses ne portent que sur les énoncés performatifs) que “Dire, c'est faire”, cependant, la réunionite, même en temps de crise, demeure réunionite, c’est-à-dire un marqueur négatif du fonctionnement d’une organisation qui éloigne nombre de collaborateurs du faire. Parler n’est pas produire. Aussi, l’utilité de chaque réunion ou demande de participation doit impérativement se poser pour un manager ou une direction. Le besoin d’orchestrer pour augmenter les chances de traverser sans trop de dommage la crise, ne doit pas affaiblir les organisations.
« L’entreprise court ici le risque de faire perdre de son sens au travail et d’accroître progressivement l’insatisfaction des collaborateurs »
Au cumul de tâches s’ajoute la virtualisation généralisée des relations de travail via les outils collaboratifs où l’on jongle de Zoom à Teams et autres Skype avec plus ou moins d’habilité. Ce monde des « call » et des visioconférences offre aux collaborateurs un « temps appauvri » dont les conséquences peuvent être lourdes sur la charge mentale2. Les interactions à distance qui sont devenues quotidiennes privent par exemple des dimensions fondamentales de la communication non-verbale. Centré sur la parole, l’effort de concentration est plus intense et continu, voire pénible. L’attention flottante devient également plus rédhibitoire : le fil des réunions se perdant plus rapidement qu’en présentiel. C’est une chose d’avoir un champ large de vision sur la dynamique d’une réunion (des mouvements, des réactions, etc.), cela en est une autre que d’observer de longues heures la mosaïque des visages de ses collègues ou autres participants des visioconférences sur un écran toute la journée. Si l’enquête SUMER était administrée aujourd’hui nous assisterions à une explosion des contraintes de vigilance et de rythme de travail, terreau parmi d’autres facteurs des risques psychosociaux, chez les télétravailleurs3. Contraintes de vigilance notamment, dans la mesure où le télétravailleur connecté se doit d’être concentré et ultra vigilant par rapport à l’identification du collègue qui prend la parole, à l’emballement du fil des échanges et des marqueurs de prise de parole qui se mettent à clignoter dans un brouhaha plus ou moins compréhensible, aux perturbations inopinées de son environnement de travail à domicile, etc. L’art de la visioconférence demandent de véritables compétences expertes et de maîtrise de soi.
« Surmonter une crise, c’est courir un marathon »
Les conditions de travail aujourd’hui de millions de télétravailleurs sont, on le voit, tout sauf normales. On ne peut qu’encourager direction et managers à véritablement considérer que le monde du travail de la crise ne fonctionne pas du tout comme à l’accoutumée. Pour trivial que puisse paraître ce propos, cela est pourtant le cas dans de nombreuses équipes et entreprises. Les collaborateurs ne peuvent pas aujourd’hui être aussi productifs, l’autonomie par rapport au temps de travail, par rapport à la gestion des contraintes du quotidien (enfants, heure d’ouverture et de fermeture des magasins, etc.) doit être beaucoup plus grande.
Surmonter une crise, c’est courir un marathon : il faut du rythme, de la constance, des temps d’effort et des temps de récupération. S’inspirer du bon sens de la prévention du risque psychosocial est aujourd’hui encore plus qu’hier peut-être d’actualité : vigilance sur la charge de travail et les temps de travail, montée en compétences des managers non préparés aux rigueurs du management à distance, institutionnalisation des moments de respiration et de convivialité nécessaires à l’équilibre des collaborateurs dans la journée (de grandes start-ups continuent par exemple leurs déjeuners d’équipe, organisent des pauses café virtuelles à échéance régulières, etc.). Ces actes de reconnaissance des collaborateurs, de prise en compte de l’exceptionnel aussi bien dans l’histoire de leur entreprise que dans leur propre histoire conditionnent aujourd’hui l’engagement de demain, dans cette situation de travail déconfiné qui s’annonce, dans les prochaines semaines, toute aussi délicate que celle que nous traversons aujourd’hui.
1 S. Hallépée, A. Mauroux, “Le télétravail permet-il d'améliorer les conditions de travail des cadres ?” Insee Références, 2019
2 Quynh Anh Pham Ngoc, “L’impact de l’utilisation des outils numériques sur la charge mentale des salariés”, La Revue des conditions de travail, n° 6, sept 2017
3 "Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ?" DARES analyses, N° 082, Décembre 2017

Continuez votre lecture en créant votre compte et profitez de 5 articles gratuits
Pour lire tous les articles en illimité, abonnez-vous