
Si l’assouplissement des règles sanitaires a sonné le retour progressif au bureau pour des millions de Français, pour d’autres, les événements auront donné le goût du large. Adieu tumulte des grandes villes, transports bondés, petits espaces, loyers trop chers. Cap sur la province, le vert, la mer, une nouvelle maison ou une résidence secondaire. « Avec la pandémie, plus d’un tiers des habitants des métropoles envisagent de déménager », confirmait en 2020 la Fabrique de la Cité dans son étude « Plateforme Paris, je te quitte ». Le think tank dédié à la prospective urbaine, qui précise que ce souhait est surtout prégnant en Île-de-France, aura eu du nez : selon la dernière étude de l’Association nationale des DRH (ANDRH) publiée au printemps dernier*, 30 % des DRH affirment avoir été confrontés à des salariés ayant déménagé et sollicitant une adaptation de leurs conditions de travail. Un chiffre qui a interpellé l’association, qui ne s’attendait pas à une telle proportion : « le plus étonnant étant que ces décisions ont été prises sans en avertir l’entreprise », constate sa présidente Audrey Richard. Elle rappelle qu’à ce stade, les salariés en réflexion sur un potentiel changement de territoire risquent de gonfler les rangs. « À partir de là, qu’elles soient informées ou non, les entreprises n’ont d’autres choix que d’accepter cette situation, tant que les accords d’entreprise sur l’organisation du travail - généralement trois jours en entreprise, deux jours à distance - sont respectés par le collaborateur. Au-delà, changer de cadre de vie est son droit le plus strict. »
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Tendance mineure ou phénomène ?
Dopé par la crise sanitaire, le choix de « l’exil » pour télétravailler dans un environnement plus attractif s’est aujourd’hui mué en phénomène, estime l’ANDRH. Selon les données d’une étude de Ma Nouvelle Ville et Nextories, près d’un quart des mobilités pérennes (22,5 %) accompagnées ont été initiées par des ménages originaires de l’Île-de-France. S’ensuivent, dans une moindre mesure, les régions d’Auvergne-Rhône-Alpes (12,7 %) et d’Occitanie (10,4 %). « Même si ces régions comptent de nombreux départs, elles accueillent dans le même temps de nouveaux résidents, notamment des salariés en situation de mobilité professionnelle. Il s’effectue en réalité un chassé-croisé au sein de ces régions, les villes que sont Paris et Lyon étant toujours attractives pour les actifs. Seulement d’autres villes françaises émergent progressivement et attirent, elles aussi, de plus en plus », souligne Gildas Chauveau de Vallat, directeur général de Ma Nouvelle Ville. En effet, synonymes d’espace et de sérénité, les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie et Grand-Est représentent le top 3 des destinations plébiscitées par les franciliens, pour qui le déménagement ne rime pas pour autant avec un retrait radical de la vie citadine, puisque la campagne remporte seulement 16 % des intentions de déménagement. Les sondés semblent privilégier un centre urbain (28 %) ou sa périphérie (21 %). Du côté des Gentlemen du Déménagement, la tendance à la « migration » fait également un carton. « Nous enregistrons une activité forte en continu, avec certains mois des pics à plus de 40 %, alors qu’habituellement, le temps fort de la saisonnalité se déroule de juin à septembre. Nous avons dépassé notre niveau d’avant la crise, qui avait mis entre parenthèses la mobilité des salariés », témoigne Éric Lehmann, directeur commercial de la société, qui, revers de la médaille manque de bras pour répondre à la demande, à l’instar des concurrents.
" Entre les besoins de l'entreprise et les désiratas des collaborateurs, ou place-t-on le curseur ? "
Où placer le curseur ?
Du côté des entreprises, chacune réagit à sa façon face à ces délocalisations de salariés. Il y a celles, prudentes, qui attendent d’avoir une vision plus claire de l’organisation pour statuer. Pour Mattel France, qui compte près de 90 salariés, l’équation présentiel/télétravail nourrit encore les réflexions stratégiques. « Entre les besoins de l’entreprise et les désidératas des collaborateurs, où place-t-on le curseur ? », s’interroge Murielle Franck, office manager. Impactée par les « envies d’ailleurs » des candidats au télétravail, la filiale du groupe américain spécialisé dans les jouets et jeux « entend bien les souhaits » des collaborateurs, mais n’a pas encore statué sur le format hybride idéal pour mettre tout le monde au diapason. Selon l’enquête de l’ANDRH, 23 % des DRH se disent pour l’heure favorables à la poursuite de deux jours de télétravail par semaine, 21 % à trois jours, 13 % à une journée. Seules 9 % se déclarent favorables à un télétravail « libre », autant à opter pour quatre jours de télétravail hebdomadaire. Des données qui, si elles révèlent une certaine hétérogénéité dans la pratique des organisations, confirment également le flou qui règne encore dans les attentions de certains décideurs – d’autant plus en cas de déménagement. « Entre les déménagements temporaires des jeunes collaborateurs liés à leur habitat, aux départs « définitifs » en province, chaque cas soulève de nombreuses problématiques pour l’employeur. Dans le cas d’un déménagement à l’étranger, par ailleurs, notre véto a été catégorique pour des raisons fiscales », commente Murielle Franck. Dans la balance : le coût des frais de déplacement, mais également la responsabilité de l’entreprise auprès du télétravailleur, dont la pluralité potentielle de postes de travail hors domicile déclaré pose aussi la question de sa sécurité. « Nous devons pour cela être informés en permanence de l’option choisie par le salarié, et décider dans quelle mesure nous autorisons le travail dans une résidence secondaire, familiale, voire un gîte de vacances… Tout cela mérite d’être encadré », poursuit Murielle Franck.
Une réponse à la problématique de recrutement
« Si la quête du bon équilibre appartient à l’entreprise, le collectif doit prendre l’ascendant sur l’individuel, considère pour sa part Audrey Richard. Les cas particuliers doivent toutefois être pris en compte, car ils imposent aux DRH des problématiques majeures, telles que le remboursement pour moitié des frais de transport si le collaborateur en fait la demande. Sur un Paris-Montpellier ou tout autre distance, la charge financière peut peser sur le budget. À cela s’ajoute la question de la fiabilité du salarié lui-même ; la fatigue engendrée par les transports bureau-domicile pouvant représenter un frein sur sa santé et sa productivité. »
Et puis il y a les entreprises qui ont décidé d’enclencher le mouvement. En novembre 2020, la banque en ligne Boursorama (filiale de la Société Générale) avait notamment fait l’actualité en proposant à ses collaborateurs affectés à des fonctions de production (traitement des opérations bancaires, relations téléphoniques avec les clients, etc.), soit la moitié de ses 820 salariés, un régime de télétravail quasi-total. Seule condition : deux jours de présentiel par mois, impliquant la prise en charge des frais de transport, de l’équipement informatique et des nuits d’hôtel par l’entreprise. Résultat : 97 % des équipes « éligibles » ont pu s’installer où elles le souhaitaient en métropole. Balayant plus large, l’entreprise a ainsi recruté une quarantaine de salariés vivant hors région parisienne. « Nous avons pu élargir notre bassin de recrutement », témoigne en ce sens Benoît Grisoni, CEO de Boursorama, dans les colonnes du Monde.
Vers un cadre législatif plus clair ?
Si la dynamique est enclenchée, les entreprises restent pour l’heure dans le flou à défaut de législation en la matière – d’autant plus en cas de déménagement. « À mon sens, la législation doit nécessairement évoluer pour que nous puissions faire émerger de nouveaux modes de travail. Pour l’instant, nous nous sentons bloqués dans la prise de décision pour faire correspondre ce que l’on voudrait mettre en place avec les obligations légales », confie Murielle Franck de Mattel.
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Un discours largement entendu par l’ANDRH, qui convient que toutes les entreprises ne sont pas égales en termes de prise en charge du télétravail, en particulier quand le sujet se pose pour les TPE et PME, pas toujours logées à la même enseigne que les grands groupes. « Avec les présidents des groupes locaux, nous travaillons justement à des propositions législatives sur la question des frais de transport, du temps de travail, etc., qui doivent être tranchées au plus haut niveau », indique Audrey Richard, qui dévoilera des avancées concrètes à la fin de l’année sur l’organisation du travail, l’évolution du management, l’évolution du lieu de travail et le dialogue social, ses quatre axes de réflexion majeurs.
" Camper sur un modèle "à l'ancienne" risquerait de nuir à sa compétitivité sur le marché des candidats, très attentifs à la souplesse des accords en matière de télétravail "
« Désormais, on ne vient plus au bureau pour travailler tout seul dans son coin, mais pour collaborer. Il y a donc toute cette dimension d’évolution du workplace à considérer, ainsi que le dialogue social, dont la simplification pendant la crise a montré qu’il pouvait être constructif du côté des partenaires sociaux comme des directions. Face à toutes ces évolutions, le code du travail se doit d’être lui-même réactif et s’aligner sur cette dynamique. » À l’heure où les dispositifs de bien-être au travail muent l’entreprise en véritable « lieu de vie », ce type de situation a en effet de quoi ébranler les stratégies, induit ainsi la présidente de l’ANDRH, pour qui l’accompagnement managérial doit suivre cette évolution. « Les formations de managers existent depuis des années, mais les événements ont permis d’accélérer sur le sujet. L’efficacité du travail à distance a confirmé qu’il fallait miser sur l’autonomie, la confiance, la culture du « feedback », notions dont dépend l’attractivité de l’entreprise. Camper sur un modèle « à l’ancienne » risquerait de nuire à sa compétitivité sur le marché des candidats, très attentifs à la souplesse des accords en matière de télétravail. »
* Enquête conduite auprès des 5 200 adhérents de l’ANDRH du 11 mai au 4 juin 2021.
S’exiler, mais à quel prix ?
Outre-Atlantique, Google a récemment défrayé la chronique en envisageant une potentielle baisse de salaires – entre 10 % et 15 % – des employés ayant fait le choix de télétravailler à temps complet dans les zones moins chères que la Silicon Valley. Si les voix s’élèvent pour dénoncer une politique salariale discriminatoire, d’autres géants de l’IT, à l’image de Facebook (Méta) ou Twitter, semblent emboîter le pas de la firme américaine, en proposant des salaires indexés en fonction du lieu de résidence et du coût de la vie. En France, la question n’a pas encore été tranchée. Boursorama, qui impose par exemple aux salariés de ne venir que deux fois par mois, répond n’avoir pour l’heure pas de réflexion pour différencier les salaires dans les deux ans à venir. « Mais on ne se fige pas », commentait Aurore Gaspar, directrice générale adjointe de Boursorama dans le journal Le Monde.
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