C’était la demande du gouvernement : les entreprises doivent désormais intégrer des habitudes de sobriété dans leur fonctionnement au quotidien. Des mesures de bon sens qui sont amenées à se pérenniser mais qui pourraient ne pas suffire face à une crise énergétique qui s’installe et perdure.

« Nous devons entrer collectivement dans une logique de sobriété. Nous allons demander aux administrations publiques, aux grandes entreprises, à tous ceux qui le peuvent d’élaborer un plan pour passer l’hiver. […] C’est une urgence et elle est déjà là », avait annoncé lors de son traditionnel discours du 14 juillet Emmanuel Macron, alors inquiet pour la sécurité énergétique du pays et soucieux de renflouer, en pleine guerre russo-ukrainienne, les stocks de gaz avant l’hiver. Un plan qui a finalement vu le jour en septembre 2022, ciblant les administrations, les ménages mais aussi les entreprises tertiaires, responsables de 16 % de la consommation d’énergie en France selon le rapport négaWatt publié en octobre 2022. Sur les quinze mesures présentées, trois concernent directement la sobriété des bâtiments : la limitation du chauffage à 19°, la modification des périodes de chauffe et la réduction de l’utilisation de l’eau chaude dans les sanitaires. Une dernière s’adresse aux entreprises, qui doivent désormais s’engager à éteindre l’éclairage intérieur en période d’inoccupation, réduire l’éclairage extérieur et renforcer le pilotage des installations de ventilation, de chauffage et de climatisation.

« Le terme de sobriété était jusqu’alors tabou, associé à une idée de décroissance peu populaire auprès des acteurs économiques et politiques qui l’emploient désormais librement »

Loin de passer inaperçu, le plan a rapidement été adopté par la plupart des entreprises, conscientes des effets néfastes d’une coupure sur leur activité. Dès lors, la dénomination est entrée dans le langage courant. « Le terme de sobriété était jusqu’alors tabou, associé à une idée de décroissance peu populaire auprès des acteurs économiques et politiques qui l’emploient désormais librement », explique Julien Jimenez, sous-directeur du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine. Un terme souvent utilisé à tort et à travers qui recouvre en réalité l’ensemble des actions mises en place pour réduire l’utilisation des ressources en visant la tempérance des usages énergétiques. À ce titre, elle ne doit pas être confondue avec l’efficacité énergétique - qui consiste, elle, à réduire la quantité d’énergie utilisée pour satisfaire au même besoin - ni même avec l’utilisation d’énergie bas carbone qui implique un changement dans la nature de la production de l’énergie et non dans son utilisation.

Réaliser un diagnostic

« La première étape c’est de réaliser un diagnostic », recommande Barbara Nicoloso, directrice de l’association Virage énergie et autrice du Petit traité de la sobriété énergétique (Éditions Charles Léopold Mayer). Une procédure essentielle pour prendre conscience des postes de consommation superflus : espaces non occupés, données obsolètes stockées sur les serveurs, température au-dessus des consignes dans certaines zones, etc. Mais aussi pour éviter d’engager des coûts inutiles. « Les entreprises connaissent mal leur consommation énergétique, on croit toujours que les pertes d’énergie sont dues à la vétusté des fenêtres, mais cela ne représente souvent que 15 % des pertes et l’urgence reste d’investir dans l’isolation des murs et du toit », rappelle Julien Jimenez. Une démarche qui permet d’avoir un impact rapide sur sa consommation. « Il est possible de faire jusqu’à 10 % d’économie rien qu’en réalisant un audit », poursuit-il. Pour cela les entreprises doivent s’aider de la technologie et « apprendre à mieux monitorer et exploiter les données énergétiques », précise Myriam Maestroni, fondatrice du think thank e5t. Grâce aux nouvelles technologies GTB le ou la responsable peut identifier une anomalie de température ou de luminosité dans un espace particulier, ou directement un dysfonctionnement technique de l’une des installations d’un bâtiment en un seul coup d’œil.

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En plus d’obtenir des informations précises sur la gestion du bâtiment, « il est désormais possible d’agir à un deuxième niveau grâce à la digitalisation des données, ce qui s’avère indispensable au bon fonctionnement du bâtiment », explique Julien Bongars de Vaudeleau, responsable marketing en bâtiment connecté chez Schneider Electric France. Des applicatifs permettent de collecter les données de chaque bâtiment équipé, même à distance, mais aussi de les analyser pour ensuite pouvoir réaliser une comparaison des consommations. « Entre des bureaux à Lille et à Marseille, il est fort probable que les dépenses en chauffage à l’année ne soient pas les mêmes, est-ce que cela signifie pour autant que les bureaux de Lille sont moins efficaces ? L’application prend en compte ces données spécifiques pour ensuite établir un comparatif de performance plus juste », poursuit Julien Bongars de Vaudeleau. Une connaissance du bâtiment aussi nécessaire pour Sophie Vascher, directrice de l’environnement de travail chez Altarea. « Il me semble primordial de connaître le parcours utilisateur pour adapter les réglages du bâtiment en fonction de l’occupation et des pratiques. Nous sommes aujourd’hui entrés dans une logique de paramétrage fin du bâtiment », déclare-t-elle. La direction de l’environnement de travail, à qui revient l’exploitation et parfois même la conception de l’aménagement du bâtiment, semble donc avoir un rôle primordial à jouer et ce, dès les premières étapes de la mise en place d’une stratégie de sobriété énergétique. « Mais elle doit s’entourer des autres directions, notamment RH et RSE, pour mener à bien une stratégie efficace », rappelle Sophie Vascher.

Mesures d’urgence ou de bon sens ?

Une fois le diagnostic réalisé et les installations révisées, il est temps pour les entreprises de mettre en place les gestes de sobriété du quotidien. Parmi eux, le réglage de la température à 19°, qui passera peut-être à 20° chez Altarea l’hiver prochain, ou encore la réduction des plages horaires de chauffe. « Nous avons désormais activé le mode innocupé avec un chauffage à 17° le samedi. Le bâtiment reste accessible mais cela aurait été un luxe peu en phase avec la conjoncture de le maintenir totalement ouvert pour une faible fréquentation », précise Sophie Vascher. Une disposition qui pourrait, selon un rapport négaWatt, permettre d’atteindre l’objectif fixé par le gouvernement d’une réduction de 10 % de la consommation d’ici deux ans si 20 à 25 % des locaux tertiaires chauffés à usage intermittent la mettent en place. « Cela inclut aussi une coupure de chauffage une heure avant le départ du dernier occupant, pour réaliser des économies certaines sans pour autant baisser le confort des salariés », rappelle Yannick Jacquemart, directeur nouvelles flexibilités pour le système électrique chez RTE et directeur d’Ecowatt.

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Parfois, il est également nécessaire d’investir dans des installations moins énergivores, notamment le passage à des éclairages LED, mesure recommandée par le gouvernement et l’Ademe (Agence de la transition écologique) qui estime que 70 % des dépenses liées à l’éclairage des bâtiments pourraient être évitées. « Finalment, plusieurs mesures que nous avons mises en place dans l’urgence de la crise énergétique sont des mesures de bon sens que nous allons faire perdurer », conclut Sophie Vascher.

En plus de ces mesures dites de sobriété, qui ont vocation à éviter une consommation non nécessaire, « les entreprises doivent apprendre à consommer hors des pics pour préserver les ressources », explique Yannick Jaquemart. Dans le secteur tertiaire, la consommation d’énergie se concentre principalement le matin, avec un pic de 8 heures à 12 heures qui laisse place à une plus faible consommation durant l’après-midi. Le directeur d’Ecowatt souhaite inciter les entreprises à décaler la recharge des voitures électriques et l’activation du chauffe-eau la nuit ou encore le week-end, mais aussi à favoriser la réalisation des tâches plus énergivores l’après-midi « en jouant sur l’inertie des bâtiments », explique-t-il. Cela signifie aussi adapter son usage aux saisons, notamment quand l’électricité est dépendante des énergies solaires ou éoliennes, mais aussi à la surcharge sur réseau. « En cas d’urgence écoWatt, les entreprises doivent pouvoir réduire leur consommation de 10 % », indique Yannick Jacquemart. « C’est d’ailleurs grâce à une réduction globale de la consommation d’énergie de 8 % que le pays a pu passer un mois de décembre sans coupure », rappelle-t-il.

Fermer pour moins consommer

Certaines entreprises décident d’aller encore plus loin pour réduire leur consommation et mettent en place des fermetures régulières ou temporaires de leur site. C’est le cas de Colliers qui teste la fermeture de son siège tous les vendredis jusqu’au 31 mars. « Après avoir incorporé une dimension écologique dans beaucoup de nos actions - allumage automatique des éclairages, extinction des écrans en fin de journée, éclairage LED … jusqu’à la rénovation de l’ensemble des locaux - il nous restait peu de leviers pour satisfaire à l’exigence du gouvernement de réduire de 10 % notre consommation d’énergie », explique Caroline Bénech, DRH chez Colliers. L’entreprise propose à ses salariés de rester en télétravail ou de se retrouver dans un des nombreux espaces de coworking partenaires de l’entreprise. « Il est vrai qu’avec cette mesure nous reportons notre économie d’énergie sur d’autres structures, mais ces dernières auraient été ouvertes avec ou sans nos salariés », assure Caroline Bénech.

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Un pari payant pour l’entreprise puisque la consommation en électricité du siège a diminué de 19 % entre novembre 2021 et novembre 2022 et de 27 % entre décembre 2021 et décembre 2022. À titre de comparaison, la consommation des bureaux de Marseille a baissé de 15 % entre 2021 et 2022 grâce notamment à la fermeture des locaux deux semaines en août et une semaine en fin d’année. La consommation énergétique des bureaux d’Aix-en-Provence a quant à elle baissé de 28 % sur la même période sans fermeture, en étant plus économe tout au long de l’année. « Une baisse qui peut, en partie, s’expliquer par un hiver plus doux cette année », nuance Caroline Bénech qui ne voit pas seulement des bénéfices sur l’impact environnemental de l’entreprise mais aussi sur ses équipes. « Une sorte de collaboration transverse s’est installée entre les salariés qui se retrouvent pour tester les différents espaces de coworking. Ils ont même réalisé un classement des lieux en fonction du confort, du design, de l’ergonomie et des services », se réjouit la DRH.

Reprendre en main son avenir énergétique

À l’image de Colliers, de plus en plus d’entreprises rivalisent d’inventivité et d’initiatives personnelles face à une insécurité énergétique grandissante. « Si jusqu’à maintenant l’approvisionnement en énergie par l’État semblait être un acquis historique, ce dernier est aujourd’hui incapable de sécuriser son prix sur le long terme », commente Myriam Maestroni, fondatrice du think tank e5t. « J’aimerais pouvoir affirmer que la crise en Ukraine en est la cause mais ce qui semblait ponctuel sur les deux ou trois dernières années semble de plus en plus structurel. Y répondre par un plan de sobriété qui a pour but de ‘passer l’hiver’ n’est pas suffisant », poursuit la fondatrice. De plus en plus d’entreprises décident donc d’avoir recours à des solutions de plus long terme permettant à la fois de mieux contrôler leur consommation mais aussi le prix de l’énergie utilisée.

« Si jusqu’à maintenant l’approvisionnement en énergie par l’État semblait être un acquis historique, ce dernier est aujourd’hui incapable de sécuriser son prix sur le long terme »

En premier lieu, Julien Jimenez, sous-directeur du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, conseille d’installer des sources d’énergie renouvelable afin de fonctionner en autoconsommation. Une démarche qui pourrait amener les entreprises à réaliser entre 10 % et 20 % d’économies. « C’est miraculeux mais il y a des limites », concède-t-il. S’engager sur l’installation de panneaux photovoltaïques nécessite d’avoir de l’espace sur le toit et représente un engagement sur 15 ans. Exit donc les entreprises en pleine croissance ou les locataires avec des baux de 3, 6 ou 9 ans.

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L’étape suivante implique la refonte du process de production. Julien Jimenez propose par exemple aux entreprises d’informatique de récupérer la chaleur produite lors de leur activité. « À ce stade, l’entreprise prend des risques puisqu’on touche au process. Elle va donc adhérer à la démarche de manière plus lente, mais peut à terme réaliser jusqu’à 20 % d’économie », précise-t-il. Enfin, passer au tout renouvelable grâce à des solutions géothermiques ou solaires reste la dernière étape vers la liberté énergétique. « Il est indispensable de faire cette étape en dernier, après avoir réalisé des économies d’énergie lors des précédentes phases, pour mettre en place un système adapté aux besoins réels », précise le sous-directeur. Des changements qui peuvent paraître colossaux pour les entreprises et qui impliquent un investissement économique important « mais les entreprises ne doivent pas hésiter à profiter du bouclier tarifaire, près de 170 milliards d’euros ont été mis sur la table par le gouvernement, pour réaliser des investissements à moyen et long terme », conseille-t-il.

Barbara Nicoloso, autrice du Petit traité de sobriété énergétique estime que l’implication des entreprises peut intervenir plus en amont encore. « Le taux de vacances du tertiaire est parmi les plus importants et pourtant des tours de 30 étages sortent toujours chaque année de terre », s’étonne t-elle. Pour inciter les entreprises à prendre la mesure du chemin et à s’intéresser au sujet, la chercheuse conclut « être sobre c’est aussi être compétitif. Ce qu’elles ne dépensent pas en électricité et en énergie, les entreprises peuvent le réinvestir dans la R&D. »

Le gouvernement veut donner l’exemple

Le gouvernement a lui aussi entrepris une démarche de sobriété énergétique pour « un État exemplaire ». Dans les bâtiments de l’administration, la température devra être baissée à 18°, soit 1° de moins que l’effort demandé aux entreprises. Le plan de sobriété demande aussi aux collectivités et aux ministères d’inciter au télétravail pour réduire la consommation de carburant. Pour compenser un potentiel surcoût du côté des fonctionnaires, l’état prévoit une augmentation de 15 % de l’indemnité forfaitaire de télétravail.

Porte-drapeau du nouveau plan, le ministère de la transition énergétique a fait parler de lui pendant les fêtes de fin d’année. Neuf bâtiments du ministère ont fermé leurs portes durant la semaine entre Noël et le jour de l’an pour faire des économies. L’ensemble des lumières a été éteint et le chauffage a été réglé à 8°, le minimum. Cette mesure a fait office de test. Pour évaluer son efficacité, une centaine de fonctionnaires avaient donné leur accord pour fournir les données de leurs compteurs Linky, analysées par l’Ademe. La région Île-de-France avait déjà testé ce dispositif lors du week-end de la Toussaint et a réitéré l’expérience entre Noël et le jour de l’an.

Face à l’augmentation des courts de l’énergie s’élevant jusqu’à plusieurs millions d’euros par an, certaines collectivités ont même décidé de pérenniser la mesure à l’image du centre de gestion de la fonction publique territoriale du Rhône et de la métropole de Lyon qui généralise le télétravail tous les vendredis pour pouvoir fermer le bâtiment et ainsi réaliser des économies d’énergie. De son côté, la Seine-Saint-Denis réfléchit à fermer certains bâtiments un vendredi par mois, encourageant aussi ses salariés à télétravailler.

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