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Dans les entreprises, des groupes de salariés écolos et motivés se constituent pour transformer leurs lieux de travail. L'objectif : diffuser largement des gestes en faveur de la planète et changer les pratiques des collègues. S'ils sont de plus en plus nombreux à œuvrer au quotidien, ils sont encore trop peu écoutés par les directions.

On les appelle les transféreurs. Écolos convaincus à la maison, ils transfèrent leurs pratiques responsables au bureau. Mais pas seulement à titre individuel ou de manière isolée. « Quand j’ai commencé à agir dans mon travail, c’est quand j’en suis arrivée à une phase de ma vie où ça me faisait mal au ventre de voir toute cette production de déchets », témoigne Agathe*. Le but de ces activistes d’un nouveau genre est de diffuser massivement les gestes verts et changer les pratiques de leurs collègues, comme Lorraine, qui s’est « rendue compte que zéro déchet ça ne parlait pas forcément dans le contexte de l’entreprise […]. J’ai transformé ça en zéro papier, car dans l’entreprise une très grosse partie des déchets sont liés au papier. » Cette tendance récente prend sa source dans des modes de consommation plus responsables. Que ce soit dans l’habitat, l’empreinte carbone, le circuit court, le transport, l’alimentation, « les progrès en matière écologique dans la sphère domestique sont indéniables », affirme Gaëtan Brisepierre, sociologue et spécialiste de la transition écologique et énergétique du bâtiment. Il est à l’origine, avec sa consœur Anne Desrues, du néologisme « transféreur ». Le phénomène est également rendu possible par une perméabilité nouvelle qui existe entre la sphère personnelle et de la sphère professionnelle. « La séparation entre les deux, qui est un héritage de la société industrielle, est fortement remise en question par le développement des nouvelles technologies, souligne l’expert. Un événement comme la crise sanitaire actuelle accélère d’ailleurs cette porosité. »

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Le bureau, nouveau lieu de consommation

Au bureau, leurs actions sont variées : organisation d’ateliers pendant les pauses sur les réflexes zéro déchets qu’ils ont adoptés (fabriquer ses produits ménagers, par exemple), mouvement pour ramener sa lunch box au bureau ou apporter son récipient pour les repas à emporter, ramassage de déchets dans les rues situées aux alentours du lieu de travail, mise en place du covoiturage, mobilisation pour supprimer les machines à café à capsules, suggestion à leurs employeurs pour participer à des concours tel que le Cube2020 organisé par l’Ifpeb etc. Mais si les défenseurs du développement durable au travail sont une ressource précieuse pour les entreprises, leurs efforts sont loin d’être efficients car leurs employeurs ne sont souvent pas conscients de cette richesse en interne. « Les entreprises travaillent sur le quotidien des salariés pour améliorer leur productivité, argumente Gaëtan Brisepierre. Elles ne se perçoivent pas comme des lieux de consommation, et encore moins de consommation responsable, mais avant tout comme des lieux de production. »

L’important réside dans la manière dont les organisations prennent en compte l’activisme du collectif sur des thématiques comme la mobilité douce, le tri des déchets papiers, l’aménagement d’un potager dans les locaux de l’entreprise, le compostage… Même avec la meilleure volonté du monde, les salariés qui militent pour le développement durable au travail ne trouveront pas d’écho si la direction ne soutient pas leurs initiatives. Résultat : « on ne va pas au-delà de petits groupes car les responsables n’ont pas encore pris conscience des changements. Sans eux, la diffusion ne peut pas se faire à grande échelle », admet l’expert en la matière.

 

« Être moins top down et plus bottom up »

Dans ce contexte, pour Gaëtan Brisepierre, les mutations des modes de travail opérées cette dernière décennie doivent s’illustrer dans une approche managériale plus inclusive. « Il s’agit également d’une évolution dans la culture des métiers, décrit-il. Les directions immobilières, les directions RSE et même les DET renvoient plutôt à des savoirs techniques aujourd’hui. » Or, si l’on veut s'appuyer sur l’engagement des transféreurs, il faut être dans l’écoute des salariés. Partir d’initiatives de collaborateurs motivés pour constituer un dispositif de grande ampleur plutôt que de développer des objectifs protocolaires, telle est l’ambition de la mise en lumière des transféreurs. « En somme, être moins top down et plus bottom up », résume le sociologue.

Mais les transféreurs n’ont pas dit leur dernier mot et il se pourrait bien que leur heure de gloire arrive rapidement. Gaëtan Brisepierre le confirme. « Je pressens une montée en puissance de cette figure pour une raison purement démographique : les jeunes générations font preuve de leur sensibilité autour du sujet. Il suffit de voir l’engouement pour Greta Thunberg ou les pétitions des ingénieurs fraîchement diplômés pour assurer qu’ils n’iront pas travailler dans des groupes qui ne sont pas en phase avec leurs valeurs. » Autre élément non négligeable : la pandémie et le recours au télétravail ont amené un profond mouvement de transfert du travail vers le domicile. Les Français ont expérimenté de nouvelles organisations, de nouveaux outils, peut-être de nouvelles manières de se déplacer. La situation est encore incertaine, mais il n’en fait aucun doute, « cela ne peut que renforcer des vocations de transféreurs. Je ne vois pas comment ça pourrait aller dans le sens contraire », déclare Gaëtan Brisepierre.

* Les témoignages de transféreurs sont issus du rapport de l’enquête sociologique exploratoire sur les transferts de pratiques environnementales entre les sphères professionnelle et domestique rédigé par Gaëtan Brisepierre et Anne Desrues.