Présenté comme la solution miracle pour préserver l’activité des entreprises, le télétravail s’est imposé aux salariés depuis cinq semaines. « Mais quantité de personnes n’en avait jamais fait, pour des raisons de culture d’entreprise, de postes non adaptés, de matériels manquants, d’absence d’envie, etc. », note Anne-Charlotte Dupond, psychologue du travail. Sa pratique permettait, avant le 16 mars, de gagner en productivité et de faciliter l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle. Elle est tout autre aujourd’hui. Faire la distinction entre les deux formes de télétravail, celle inédite actuelle et celle habituelle « d’avant », est loin d’être aisé. Pourtant, « le télétravail n’est pas une transposition de la manière dont on travaille au bureau, chez soi », martèle Anne-Charlotte Dupond. Même son de cloche pour Cécilia Durieu, directrice associée du cabinet Greenworking qui accompagne les entreprises dans les innovations managériales. Elle insiste sur le fait que « le télétravail contraint est une situation de continuité d’activité. Il n’a rien à voir avec celui pratiqué auparavant, souvent mis en place sur la base de volontariat, avec un engagement de la part du salarié à respecter certains critères, sans tiers dans le domicile ou la garantie d’avoir de bons outils à disposition… » Les collaborateurs se retrouvent alors dans des conditions inverses de celles exigées pour le télétravail pendulaire.
Des risques psychosociaux accrus
Résultat, de plus en plus de spécialistes s’alarment sur les risques psychosociaux (RPS) dont peuvent être victimes les salariés. « Ils sont accrus en cette période, témoigne Cécilia Durieu de Greenworking Les troubles peuvent être de l’ordre psychologique (stress, rumination, dépression voire suicide) ou physiques (troubles musculo-squelettiques, du sommeil, fatigue chronique, qui peuvent être dus au mobilier ou à l’absence d’activité physique notamment). » Ils se manifestent également dans les comportements, avec, par exemple, du repli sur soi, et sur le plan interpersonnel avec de l’irritabilité voire de la violence. « Il ne faut pas oublier que si nous sommes confinés, c’est parce qu’il y a une maladie qui tue ou du moins qui laisse des séquelles, rappelle Anne-Charlotte Dupond. Au début du confinement, les comportements étaient proches de la sidération : qu’est-ce qu’il se passe ? Maintenant, les habitudes commencent à s’instaurer, et la peur, le renforcement des phobies ou des pathologies, la logistique de la vie quotidienne, des liens sociaux distendus, mènent à un bouleversement énorme pour bon nombre de personnes. » Conséquences plausibles : une surcharge mentale qui conduit à l’impression de ne pas en fournir assez avec, parfois, un risque de burn-out. Le désinvestissement du travail ou au contraire le surinvestissement sont également des mécaniques de défense de l’être humain.
Les managers en première ligne
Face à ces perturbations importantes qui changent la manière de travailler, il est primordial pour les entreprises de prendre des mesures pour le suivi psychologique des collaborateurs. Il en va sans dire que le télétravail contraint ne suspend en aucun cas la prévention des RPS… Qui se fait, comme toujours, à tous les niveaux hiérarchiques. Pour tenter de limiter le plus possible ces RPS et sauvegarder les équipes, les organisations doivent communiquer. « Là où ça pêche le plus, c’est généralement sur l’information. Nous conseillons aux DRH de relayer les infos du gouvernement, de clarifier le plus possible la situation, d’expliquer les conséquences sur l’entreprise, d’organiser au maximum le travail », liste Cécilia Durieu. En effet, donner du sens à cette période permet de la comprendre, de mieux l’appréhender et donc, de moins stresser.
« Là où ça pêche le plus, c’est généralement sur l’information. Nous conseillons aux DRH de relayer les infos du gouvernement, de clarifier le plus possible la situation, d’expliquer les conséquences sur l’entreprise, d’organiser au maximum le travail »
Une attention toute particulière doit être portée aux managers de proximité, point de contact entre l’organisation générale et les salariés. C’est à eux qu’incombe la tâche de respecter les directives de l’entreprise (voire les pressions), de gérer leurs équipes et leurs propres ressentis. Pas ou peu préparés à une telle situation et à un tel management, les cadres intermédiaires sont en première ligne pour mettre en application la « prévention tertiaire ». Comment ? En faisant « ce qu’ils faisaient avant, mais différemment », sourit Anne-Charlotte Dupond. Autrement dit, en gardant au maximum le contact. « Il faut demander aux collègues comment ils vont, poursuit la psychologue du travail. On ne peut pas écarter ce qui se passe en dehors de l’activité professionnelle. Il existe une infinité de contextes qui font que c’est compliqué de se mettre au travail. Les gens ont le droit de ne pas aller bien. » Plus que de prendre des nouvelles, les managers ont pour rôle d’écouter. Même s’ils sont certainement souvent impuissants… « Pour un collaborateur, le fait d’adresser ses difficultés à quelqu’un, de vider son sac, de parler, aide à poser les choses et à regarder la situation différemment », développe Anne-Charlotte Dupond. Alors se rendre disponible à titre individuel pour un ou plusieurs membres de son équipe est plus que bienvenu. Et pour les salariés en chômage partiel, dont on se préoccupe peut-être moins, attention à la création d’un déséquilibre avec le reste des collègues. Le contact des managers avec eux, de manière moins formelle peut-être, est tout aussi essentiel.
Déconfinement : les risques perdurent
Tous les collaborateurs sont concernés par les RPS, quels que soient leurs statuts, et certains managers encore davantage. Le déconfinement ne signera pas l’arrêt des troubles. « Avec la fin du confinement, nous anticipons la continuité des risques psychosociaux. Contracter le Covid-19 restera possible au moment de sortir et cela aura évidemment des conséquences en termes de RPS sur les collaborateurs », avertit Cécilia Durieu du cabinet Greenworking. Et cette période de stress intense peut provoquer, à long terme, des formes de syndrome post-traumatique, des angoisses, de la perte de sens et des difficultés à se projeter dans l’avenir. « L’inquiétude qui nous anime, c’est de la fatigue nerveuse, psychique, affirme la psychologue du travail Anne-Charlotte Dupond. Il va sans doute y avoir la tentation très forte de sortir en poussant sur l’accélérateur, en demandant un effort démultiplié, mais attention. Les personnes seront épuisées et n’auront sans doute plus envie d’aller aussi vite. Leurs priorités vont se modifier. » Des évolutions qui demanderont, là encore, un accompagnement renforcé.