picture
Lisa Jeanson est spécialiste en ergonomie cognitive et directrice du cabinet de conseil Coganalyse. Pour Workplace Magazine, elle revient sur le concept de la charge mentale au travail.

 

Lisa, en quoi consiste votre travail ?

J’essaie de trouver des solutions pour adapter la charge mentale. J’aide l’opérateur à mettre en place des automatismes dans ses tâches les plus simples pour libérer son esprit pour des tâches plus complexes comme la réflexion, la résolution de problème, la gestion des imprévus. Quand j’agis auprès des managers, par exemple, je prévois les moyens qui vont leur permettre de réaliser rapidement les tâches simples (écrire ou traiter des mails, valider des congés, gérer les plannings) afin qu’ils aient plus de temps pour s’investir dans du « vrai » management. J’agis sur la charge cognitive et la pression temporelle au travail pour soulager la charge psychique et éviter à tout prix les surcharges.

 

Charge cognitive, pression temporelle, charge psychique…Vous nous expliquez ?

Ce sont les trois éléments qui définissent la charge mentale. La charge cognitive représente le socle, la charge brute qu’une personne assume quand elle fait une tâche. Cela peut être le nombre d’informations à traiter ou les éléments qu'elle va devoir aller chercher en mémoire. Concrètement, plus on a de mails à traiter, plus la charge cognitive est grande. Ensuite, il y a la charge ou pression temporelle qui agit comme un curseur. En fonction d’elle, on va avoir besoin d’adapter la charge cognitive. On peut avoir à réaliser des choses complexes (charge cognitive forte) mais avoir beaucoup de temps pour le faire (charge temporelle faible). Dans ce cas, l’équilibre se fait naturellement. En revanche, lorsque la pression temporelle augmente, il faut du même coup réduire la charge cognitive. Enfin, la charge mentale comporte un volet charge psychique qui correspond à la façon dont l’individu va vivre et supporter les deux autres types de charges. Elle lui est propre. La charge psychique fluctue en fonction de la journée, de la personne, de la période, de l’état de santé. Certaines personnes vont rapidement se sentir en sous charge alors qu’ils vont, en réalité, supporter une charge cognitive très forte (ils ressentiront cela comme un challenge).

 

 

« L’esprit est en constance émulation et les collaborateurs ont de moins en moins de temps pour se mettre à l’abri »

 

 

Pourquoi parle-t-on de plus en plus de la charge mentale au travail ?

Le travail est au centre de nos vies. On y passe nos journées. En parallèle, les outils digitaux se développent : ils facilitent les échanges et le travail mais ils ne nous aident pas à mettre à distance l’univers professionnel. Lire ses mails le week-end, finir un dossier après le dîner, répondre à un appel pendant ses congés sont autant de petits gestes qui empêchent de vrais temps de déconnexion. Résultat : l’esprit est en constance émulation et les collaborateurs ont de moins en moins de temps pour se mettre à l’abri. Pourtant, le cerveau humain a besoin de coupures pour apprendre et passer à d’autres tâches. Face à cet enjeu, la prise en compte de la charge mentale des collaborateurs est primordiale dans les entreprises. Les salariés ne sont pas toujours performants, efficaces ou motivés. Cela n’est pas grave, à condition qu’ils puissent gérer la situation comme ils le souhaitent. Car moins le salarié a de marge de manœuvre, moins il est en mesure de gérer la charge mentale que génèrent ses tâches au travail.

 

Mais la charge mentale n’est-elle pas l’affaire des individus ?

Dans la charge mentale, il y a un aspect personnel dû à la charge psychique. Sur cet élément, on ne peut pas agir en entreprise ou alors très à la marge. Si un collaborateur n’est pas en forme, il va supporter moins de charge au travail, c’est certain. Mais attention, la charge mentale n’est pas égale à la charge psychique. C’est pour cette raison qu’il est important d’agir en amont, dès la conception du poste, pour éviter les surcharges. Les entreprises doivent se poser la question de la charge mentale en termes de charges temporelle et cognitive. La plupart des situations sont prévisibles : un salarié en sous-charge et qui ne le vit pas bien risque de faire un bore-out. Au contraire, un collègue peut être en surcharge car dans sa fiche de poste le traitement des tâches annexes (répondre à des mails, utiliser un logiciel) n’a pas été considéré.

 

Comment agissez-vous en entreprise ?

D’abord, il faut observer comment les personnes travaillent. Ensuite, comprendre comme elles sont censées travailler : la façon dont les tâches sont prescrites, dont les consignes sont données. Si ces dernières sont très larges, le collaborateur peut être perdu. Mais si elles sont trop strictes, il ne va pas pouvoir réguler sa charge mentale car il n’aura pas assez de marge de manœuvre. Enfin, l’objectif est de trouver des solutions. Dans le tertiaire, cela peut par exemple correspondre à la mise en place de réunions régulières. Des points hebdomadaires ou bimensuels peuvent permettre aux managers de s’assurer que tout avance bien et que personne n’est oublié, mis de côté ou en retard. Tout dépend de l’organisation, de son contexte et des collaborateurs.

 

 

« La charge mentale est bien réelle. Le problème, c’est qu’elle est invisible »

 

 

Quel rôle jouent les managers dans la régulation de la charge mentale ?

Les managers ont besoin d’être informés, ce sont les interfaces entre les collaborateurs et l'entreprise. C’est en étant informés qu’ils comprennent la nécessité de donner des temps libres aux salariés, de leur permettre de s’organiser mais aussi de moins les solliciter par l'intermédiaire des outils numériques. Évidemment, pour eux, c’est reconnaître que les collaborateurs seront moins disponibles. Il s'agit aussi de leur apprendre à gérer leur propre charge mentale au travail et de leur montrer comment ils peuvent agir concrètement pour réconcilier performance et qualité de vie au travail.

 

Notre époque est-elle celle du mal mental ?

Certaines personnes travaillent sur cinq ou six projets en même temps, ce qui, d’un point de vue cognitif, est lourd. Beaucoup ne le supportent pas. En parallèle, il y a une prise de conscience dans les entreprises. On commence à se rendre compte de l’impact que peut avoir le manque de marge de manœuvre sur le psychique des employés. À une époque, on parlait beaucoup de la difficulté des emplois physiques. En effet, le mal physique est visible : des tendons abîmés, des maladies chroniques, un champ visuel réduit… Aujourd’hui, dans tous les secteurs, les dégradations physiques existent mais elles sont moins visibles et moins intenses. En revanche, la charge mentale est bien réelle. Le problème, c’est qu’elle est invisible. Le télétravail, le temps de travail aménagé pour les salariés ou l’entreprise libérée sont des pistes intéressantes, si tant est qu'elles s'accompagnent de la prise en compte de la charge mentale au travail.  

brain-2146167_1280.jpg